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Version 1.1, Aout 1999

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<IDENT tlun>
<IDENT_AUTEURS vernej>
<IDENT_COPISTES walkerj>
<ARCHIVE http://www.abu.org/>
<VERSION 3>
<DROITS 0>
<TITRE De la terre a la lune>
<GENRE prose>
<AUTEUR Verne, Jules>
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<NOTESPROD>
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                 Typographie utilisee dans le texte.
                 -----------------------------------

_xxx_       Texte imprime en italiques.
[xxx]       Note au bas de la page.
\(xxx\)     Symboles mathematiques ou mots grecs rendus
            selon le langage de composition TeX.
--          Tiret.

      Dictionnaire des mots peu communs utilises dans le texte.
      ---------------------------------------------------------

gargousse   Charge de poudre a canon, dans son enveloppe cylindrique.

lieue       Ancienne mesure de distance (environ 4 km).

ligne       Ancienne mesure de longeur valant, douzieme partie du pouce,
            2.1167 mm.

patache     Diligence peu confortable ou bon marche.

pied        Mesure de longeur americaine, 0.3248 metre,

pouce       Mesure de longeur americaine, 2.54 cm, douzieme partie du pied.

toise       Ancienne mesure de longeur valant 6 pieds
            (environ 2 metres).

               Valeurs actuelles des monnaies de 1865.
               ---------------------------------------

A l'epoque ou De la Terre a la Lune s'est  ecrit,  le  franc  francais
valait,  en  or  pur,  269.35  milligrammes,  et  le  dollar americain
1504.656 milligrammes.  Le taux de change utilise dans le texte,  5.42
francs  par  dollar, est proche au rapport: 1504.656 / 269.35 = 5.586,
entre ces deux valeurs.  C'est tres difficile a comparer les  monnaies
du  mi-19e  siecle  aux  monnaies  actuelles; la plupart des biens qui
figurent dans nos  indices  de  prix  contemporains  n'existaient  pas
encore  dans  ce temps-la!  Mais si on prend pour le prix d'or actuel,
400 dollars americains par once (12.86 dollars par gramme), on  arrive
a  un  facteur  de  19.35  dollars  actuels par dollar de 1865.  Donc,
approximativement, on peut multiplier les sommes en  dollars  dans  le
texte par 20 pour estimer leurs valeurs aujourd'hui (1993).

</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------

------------------------- DEBUT DU FICHIER tlun3 --------------------------------

DE LA TERRE A LA LUNE

Trajet Direct en 97 Heures 20 Minutes

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I

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LE GUN-CLUB


Pendant la guerre federale des Etats-Unis, un nouveau club tres influent s'etablit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland. On sait avec quelle energie l'instinct militaire se developpa chez ce peuple d'armateurs, de marchands et de mecaniciens. De simples negociants enjamberent leur comptoir pour s'improviser capitaines, colonels, generaux, sans avoir passe par les ecoles d'application de West-Point [Ecole militaire des Etats-Unis.]; ils egalerent bientot dans "L'art de la guerre" leurs collegues du vieux continent, et comme eux ils remporterent des victoires a force de prodiguer les boulets, les millions et les hommes.

Mais en quoi les Americains surpasserent singulierement les Europeens, ce fut dans la science de la balistique. Non que leurs armes atteignissent un plus haut degre de perfection, mais elles offrirent des dimensions inusitees, et eurent par consequent des portees inconnues jusqu'alors. En fait de tirs rasants, plongeants ou de plein fouet, de feux d'echarpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais, les Francais, les Prussiens, n'ont plus rien a apprendre; mais leurs canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de poche aupres des formidables engins de l'artillerie americaine.

Ceci ne doit etonner personne. Les Yankees, ces premiers mecaniciens du monde, sont ingenieurs, comme les Italiens sont musiciens et les Allemands metaphysiciens, -- de naissance. Rien de plus naturel, des lors, que de les voir apporter dans la science de la balistique leur audacieuse ingeniosite. De la ces canons gigantesques, beaucoup moins utiles que les machines a coudre, mais aussi etonnants et encore plus admires. On connait en ce genre les merveilles de Parrott, de Dahlgreen, de Rodman. Les Armstrong, les Pallisser et les Treuille de Beaulieu n'eurent plus qu'a s'incliner devant leurs rivaux d'outre-mer.

Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes, les artilleurs tinrent le haut du pave; les journaux de l'Union celebraient leurs inventions avec enthousiasme, et il n'etait si mince marchand, si naif "booby" [Badaud.], qui ne se cassat jour et nuit la tete a calculer des trajectoires insensees.

Or, quand un Americain a une idee, il cherche un second Americain qui la partage. Sont-ils trois, ils elisent un president et deux secretaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assemblee generale, et le club est constitue. Ainsi arriva-t-il a Baltimore. Le premier qui inventa un nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier qui le fora. Tel fut le noyau du Gun-Club [Litteralement "Club-Canon".]. Un mois apres sa formation, il comptait dix-huit cent trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent soixante-quinze membres correspondants.

Une condition sine qua non etait imposee a toute personne qui voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir imagine ou, tout au moins, perfectionne un canon; a defaut de canon, une arme a feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers a quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne jouissaient pas d'une grande consideration. Les artilleurs les primaient en toute circonstance.

"L'estime qu'ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs du Gun-Club, est proportionnelle "aux masses" de leur canon, et "en raison directe du carre des distances" atteintes par leurs projectiles!"

Un peu plus, c'etait la loi de Newton sur la gravitation universelle transportee dans l'ordre moral.

Le Gun-Club fonde, on se figure aisement ce que produisit en ce genre le genie inventif des Americains. Les engins de guerre prirent des proportions colossales, et les projectiles allerent, au-dela des limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs. Toutes ces inventions laisserent loin derriere elles les timides instruments de l'artillerie europeenne. Qu'on en juge par les chiffres suivants.

Jadis, "au bon temps", un boulet de trente-six, a une distance de trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et soixante-huit hommes. C'etait l'enfance de l'art. Depuis lors, les projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodman, qui portait a sept milles [Le mille vaut 1609 metres 31 centimetres. Cela fait donc pres de trois lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents kilogrammes.] aurait facilement renverse cent cinquante chevaux et trois cents hommes. Il fut meme question au Gun-Club d'en faire une epreuve solennelle. Mais, si les chevaux consentirent a tenter l'experience, les hommes firent malheureusement defaut.

Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons etait tres meurtrier, et a chaque decharge les combattants tombaient comme des epis sous la faux. Que signifiaient, aupres de tels projectiles, ce fameux boulet qui, a Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre qui, a Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix ennemis par terre? Qu'etaient ces feux surprenants d'Iena ou d'Austerlitz qui decidaient du sort de la bataille? On en avait vu bien d'autres pendant la guerre federale! Au combat de Gettysburg, un projectile conique lance par un canon raye atteignit cent soixante-treize confederes; et, au passage du Potomac, un boulet Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde evidemment meilleur. Il faut mentionner egalement un mortier formidable invente par J.-T. Maston, membre distingue et secretaire perpetuel du Gun-Club, dont le resultat fut bien autrement meurtrier, puisque, a son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes, --en eclatant, il est vrai!

Qu'ajouter a ces nombres si eloquents par eux-memes? Rien. Aussi admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombees sous les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de ceux-ci avait tue pour son compte une "moyenne" de deux mille trois cent soixante-quinze hommes et une fraction.

A considerer un pareil chiffre, il est evident que l'unique preoccupation de cette societe savante fut la destruction de l'humanite dans un but philanthropique, et le perfectionnement des armes de guerre, considerees comme instruments de civilisation.

C'etait une reunion d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs fils du monde.

Il faut ajouter que ces Yankees, braves a toute epreuve, ne s'en tinrent pas seulement aux formules et qu'ils payerent de leur personne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade, lieutenants ou generaux, des militaires de tout age, ceux qui debutaient dans la carriere des armes et ceux qui vieillissaient sur leur affut. Beaucoup resterent sur le champ de bataille dont les noms figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la plupart portaient les marques de leur indiscutable intrepidite. Bequilles, jambes de bois, bras articules, mains a crochets, machoires en caoutchouc, cranes en argent, nez en platine, rien ne manquait a la collection, et le susdit Pitcairn calcula egalement que, dans le Gun-Club, il n'y avait pas tout a fait un bras pour quatre personnes, et seulement deux jambes pour six.

Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si pres, et ils se sentaient fiers a bon droit, quand le bulletin d'une bataille relevait un nombre de victimes decuple de la quantite de projectiles depenses.

Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signee par les survivants de la guerre, les detonations cesserent peu a peu, les mortiers se turent, les obusiers museles pour longtemps et les canons, la tete basse, rentrerent aux arsenaux, les boulets s'empilerent dans les parcs, les souvenirs sanglants s'effacerent, les cotonniers pousserent magnifiquement sur les champs largement engraisses, les vetements de deuil acheverent de s'user avec les douleurs, et le Gun-Club demeura plonge dans un desoeuvrement profond.

Certains piocheurs, des travailleurs acharnes, se livraient bien encore a des calculs de balistique; ils revaient toujours de bombes gigantesques et d'obus incomparables. Mais, sans la pratique, pourquoi ces vaines theories? Aussi les salles devenaient desertes, les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants, maintenant reduits au silence par une paix desastreuse, s'endormaient dans les reveries de l'artillerie platonique!

"C'est desolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses jambes de bois se carbonisaient dans la cheminee du fumoir. Rien a faire! rien a esperer! Quelle existence fastidieuse! Ou est le temps ou le canon vous reveillait chaque matin par ses joyeuses detonations?

--Ce temps-la n'est plus, repondit le fringant Bilsby, en cherchant a se detirer les bras qui lui manquaient. C'etait un plaisir alors! On inventait son obusier, et, a peine fondu, on courait l'essayer devant l'ennemi; puis on rentrait au camp avec un encouragement de Sherman ou une poignee de main de MacClellan! Mais, aujourd'hui, les generaux sont retournes a leur comptoir, et, au lieu de projectiles, ils expedient d'inoffensives balles de coton! Ah! par sainte Barbe! l'avenir de l'artillerie est perdu en Amerique!

--Oui, Bilsby, s'ecria le colonel Blomsberry, voila de cruelles deceptions! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de bataille, on se conduit en heros, et, deux ans, trois ans plus tard, il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une deplorable oisivete et fourrer ses mains dans ses poches."

Quoi qu'il put dire, le vaillant colonel eut ete fort empeche de donner une pareille marque de son desoeuvrement, et cependant, ce n'etaient pas les poches qui lui manquaient.

"Et nulle guerre en perspective! dit alors le fameux J.-T. Maston, en grattant de son crochet de fer son crane en gutta-percha. Pas un nuage a l'horizon, et cela quand il y a tant a faire dans la science de l'artillerie! Moi qui vous parle, j'ai termine ce matin une epure, avec plan, coupe et elevation, d'un mortier destine a changer les lois de la guerre!

--Vraiment? repliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au dernier essai de l'honorable J.-T. Maston.

--Vraiment, repondit celui-ci. Mais a quoi serviront tant d'etudes menees a bonne fin, tant de difficultes vaincues? N'est-ce pas travailler en pure perte? Les peuples du Nouveau Monde semblent s'etre donne le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux Tribune [Le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.] en arrive a pronostiquer de prochaines catastrophes dues a l'accroissement scandaleux des populations!

--Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours en Europe pour soutenir le principe des nationalites!

--Eh bien?

--Eh bien! il y aurait peut-etre quelque chose a tenter la-bas, et si l'on acceptait nos services...

--Y pensez-vous? s'ecria Bilsby. Faire de la balistique au profit des etrangers!

--Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le colonel.

--Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut meme pas songer a cet expedient.

--Et pourquoi cela? demanda le colonel.

--Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des idees sur l'avancement qui contrarieraient toutes nos habitudes americaines. Ces gens-la ne s'imaginent pas qu'on puisse devenir general en chef avant d'avoir servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait a dire qu'on ne saurait etre bon pointeur a moins d'avoir fondu le canon soi-meme! Or, c'est tout simplement...

--Absurde! repliqua Tom Hunter en dechiquetant les bras de son fauteuil a coups de "bowie-knife" [Couteau a large lame.], et puisque les choses en sont la, il ne nous reste plus qu'a planter du tabac ou a distiller de l'huile de baleine!

--Comment! s'ecria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces dernieres annees de notre existence, nous ne les emploierons pas au perfectionnement des armes a feu! Une nouvelle occasion ne se rencontrera pas d'essayer la portee de nos projectiles! L'atmosphere ne s'illuminera plus sous l'eclair de nos canons! Il ne surgira pas une difficulte internationale qui nous permette de declarer la guerre a quelque puissance transatlantique! Les Francais ne couleront pas un seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au mepris du droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux!

--Non, Maston, repondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce bonheur! Non! pas un de ces incidents ne se produira, et, se produisit-il, nous n'en profiterions meme pas! La susceptibilite americaine s'en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille!

--Oui, nous nous humilions! repliqua Bilsby.

--Et on nous humilie! riposta Tom Hunter.

--Tout cela n'est que trop vrai, repliqua J.-T. Maston avec une nouvelle vehemence. Il y a dans l'air mille raisons de se battre et l'on ne se bat pas! On economise des bras et des jambes, et cela au profit de gens qui n'en savent que faire! Et tenez, sans chercher si loin un motif de guerre, l'Amerique du Nord n'a-t-elle pas appartenu autrefois aux Anglais?

--Sans doute, repondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa bequille.

--Eh bien! reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre a son tour n'appartiendrait-elle pas aux Americains?

--Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry.

--Allez proposer cela au president des Etats-Unis, s'ecria J.-T. Maston, et vous verrez comme il vous recevra!

--Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il avait sauvees de la bataille.

--Par ma foi, s'ecria J.-T. Maston, aux prochaines elections il n'a que faire de compter sur ma voix!

--Ni sur les notres, repondirent d'un commun accord ces belliqueux invalides.

--En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ de bataille, je donne ma demission de membre du Gun-Club, et je cours m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas!

--Nous vous y suivrons", repondirent les interlocuteurs de l'audacieux J.-T. Maston.

Or, les choses en etaient la, les esprits se montaient de plus en plus, et le club etait menace d'une dissolution prochaine, quand un evenement inattendu vint empecher cette regrettable catastrophe.

Le lendemain meme de cette conversation, chaque membre du cercle recevait une circulaire libellee en ces termes:

Baltimore, 3 octobre.


Le president du Gun-Club a l'honneur de prevenir ses collegues qu'a la seance du 5 courant il leur fera une communication de nature a les interesser vivement. En consequence, il les prie, toute affaire cessante, de se rendre a l'invitation qui leur est faite par la presente.

Tres cordialement leur

IMPEY BARBICANE, P. G.-C.


II

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COMMUNICATION DU PRESIDENT BARBICANE


Le 5 octobre, a huit heures du soir, une foule compacte se pressait dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. Tous les membres du cercle residant a Baltimore s'etaient rendus a l'invitation de leur president. Quant aux membres correspondants, les express les debarquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que fut le "hall" des seances, ce monde de savants n'avait pu y trouver place; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des couloirs et jusqu'au milieu des cours exterieures; la, il rencontrait le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant a gagner les premiers rangs, tous avides de connaitre l'importante communication du president Barbicane, se poussant, se bousculant, s'ecrasant avec cette liberte d'action particuliere aux masses elevees dans les idees du "self government" [Gouvernement personnel.].

Ce soir-la, un etranger qui se fut trouve a Baltimore n'eut pas obtenu, meme a prix d'or, de penetrer dans la grande salle; celle-ci etait exclusivement reservee aux membres residants ou correspondants; nul autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cite, les magistrats du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville elus par la population.] avaient du se meler a la foule de leurs administres, pour saisir au vol les nouvelles de l'interieur.

Cependant l'immense "hall" offrait aux regards un curieux spectacle. Ce vaste local etait merveilleusement approprie a sa destination. De hautes colonnes formees de canons superposes auxquels d'epais mortiers servaient de base soutenaient les fines armatures de la voute, veritables dentelles de fonte frappees a l'emporte-piece. Des panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de toutes les armes a feu anciennes ou modernes s'ecartelaient sur les murs dans un entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme d'un millier de revolvers groupes en forme de lustres, tandis que des girandoles de pistolets et des candelabres faits de fusils reunis en faisceaux, completaient ce splendide eclairage. Les modeles de canons, les echantillons de bronze, les mires criblees de coups, les plaques brisees au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de refouloirs et d'ecouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de l'artilleur surprenaient l'oeil par leur etonnante disposition et laissaient a penser que leur veritable destination etait plus decorative que meurtriere.

A la place d'honneur, on voyait, abrite par une splendide vitrine, un morceau de culasse, brise et tordu sous l'effort de la poudre, precieux debris du canon de J.-T. Maston.

A l'extremite de la salle, le president, assiste de quatre secretaires, occupait une large esplanade. Son siege, eleve sur un affut sculpte, affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un mortier de trente-deux pouces; il etait braque sous un angle de quatre-vingt-dix degres et suspendu a des tourillons, de telle sorte que le president pouvait lui imprimer, comme aux "rocking-chairs" [Chaises a bascule en usage aux Etats-Unis.], un balancement fort agreable par les grandes chaleurs. Sur le bureau, vaste plaque de tole supportee par six caronades, on voyait un encrier d'un gout exquis, fait d'un biscaien delicieusement cisele, et un timbre a detonation qui eclatait, a l'occasion, comme un revolver. Pendant les discussions vehementes, cette sonnette d'un nouveau genre suffisait a peine a couvrir la voix de cette legion d'artilleurs surexcites.

Devant le bureau, des banquettes disposees en zigzags, comme les circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de bastions et de courtines ou prenaient place tous les membres du Gun-Club, et ce soir-la, on peut le dire, "il y avait du monde sur les remparts". On connaissait assez le president pour savoir qu'il n'eut pas derange ses collegues sans un motif de la plus haute gravite.

Impey Barbicane etait un homme de quarante ans, calme, froid, austere, d'un esprit eminemment serieux et concentre; exact comme un chronometre, d'un temperament a toute epreuve, d'un caractere inebranlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant des idees pratiques jusque dans ses entreprises les plus temeraires; l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste colonisateur, le descendant de ces Tetes-Rondes si funestes aux Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens Cavaliers de la mere patrie. En un mot, un Yankee coule d'un seul bloc.

Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois; nomme directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra fertile en inventions; audacieux dans ses idees, il contribua puissamment aux progres de cette arme, et donna aux choses experimentales un incomparable elan.

C'etait un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traits accentues semblaient traces a l'equerre et au tire-ligne, et s'il est vrai que, pour deviner les instincts d'un homme, on doive le regarder de profil, Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de l'energie, de l'audace et du sang-froid.

En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet, absorbe, le regard en dedans, abrite sous son chapeau a haute forme, cylindre de soie noire qui semble visse sur les cranes americains.

Ses collegues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire; ils s'interrogeaient, ils se lancaient dans le champ des suppositions, ils examinaient leur president et cherchaient, mais en vain, a degager l'X de son imperturbable physionomie.

Lorsque huit heures sonnerent a l'horloge fulminante de la grande salle, Barbicane, comme s'il eut ete mu par un ressort, se redressa subitement; il se fit un silence general, et l'orateur, d'un ton un peu emphatique, prit la parole en ces termes:

"Braves collegues, depuis trop longtemps deja une paix infeconde est venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable desoeuvrement. Apres une periode de quelques annees, si pleine d'incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arreter net sur la route du progres. Je ne crains pas de le proclamer a haute voix, toute guerre qui nous remettrait les armes a la main serait bien venue...

--Oui, la guerre! s'ecria l'impetueux J.-T. Maston.

--Ecoutez! ecoutez! repliqua-t-on de toutes parts.

--Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dans les circonstances actuelles, et, quoi que puisse esperer mon honorable interrupteur, de longues annees s'ecouleront encore avant que nos canons tonnent sur un champ de bataille. Il faut donc en prendre son parti et chercher dans un autre ordre d'idees un aliment a l'activite qui nous devore!"

L'assemblee sentit que son president allait aborder le point delicat. Elle redoubla d'attention.

"Depuis quelques mois, mes braves collegues, reprit Barbicane, je me suis demande si, tout en restant dans notre specialite, nous ne pourrions pas entreprendre quelque grande experience digne du XIXe siecle, et si les progres de la balistique ne nous permettraient pas de la mener a bonne fin. J'ai donc cherche, travaille, calcule, et de mes etudes est resultee cette conviction que nous devons reussir dans une entreprise qui paraitrait impraticable a tout autre pays. Ce projet, longuement elabore, va faire l'objet de ma communication; il est digne de vous, digne du passe du Gun-Club, et il ne pourra manquer de faire du bruit dans le monde!

--Beaucoup de bruit? s'ecria un artilleur passionne.

--Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, repondit Barbicane.

--N'interrompez pas! repeterent plusieurs voix.

--Je vous prie donc, braves collegues, reprit le president, de m'accorder toute votre attention."

Un fremissement courut dans l'assemblee. Barbicane, ayant d'un geste rapide assure son chapeau sur sa tete, continua son discours d'une voix calme:

"Il n'est aucun de vous, braves collegues, qui n'ait vu la Lune, ou tout au moins, qui n'en ait entendu parler. Ne vous etonnez pas si je viens vous entretenir ici de l'astre des nuits. Il nous est peut-etre reserve d'etre les Colombs de ce monde inconnu. Comprenez-moi, secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous menerai a sa conquete, et son nom se joindra a ceux des trente-six Etats qui forment ce grand pays de l'Union!

--Hurrah pour la Lune! s'ecria le Gun-Club d'une seule voix.

--On a beaucoup etudie la Lune, reprit Barbicane; sa masse, sa densite, son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa distance, son role dans le monde solaire, sont parfaitement determines; on a dresse des cartes selenographiques [De \(\sigma\epsilon\lambda\acute{\eta}\nu\eta\), mot grec qui signifie Lune.] avec une perfection qui egale, si meme elle ne surpasse pas, celle des cartes terrestres; la photographie a donne de notre satellite des epreuves d'une incomparable beaute [Voir les magnifiques cliches de la Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.]. En un mot, on sait de la Lune tout ce que les sciences mathematiques, l'astronomie, la geologie, l'optique peuvent en apprendre; mais jusqu'ici il n'a jamais ete etabli de communication directe avec elle."

Un violent mouvement d'interet et de surprise accueillit ces paroles.

Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots comment certains esprits ardents, embarques pour des voyages imaginaires, pretendirent avoir penetre les secrets de notre satellite. Au XVIIe siecle, un certain David Fabricius se vanta d'avoir vu de ses yeux des habitants de la Lune. En 1649, un Francais, Jean Baudoin, publia le Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzales, aventurier espagnol. A la meme epoque, Cyrano de Bergerac fit paraitre cette expedition celebre qui eut tant de succes en France. Plus tard, un autre Francais--ces gens-la s'occupent beaucoup de la Lune--, le nomme Fontenelle, ecrivit la Pluralite des Mondes, un chef-d'oeuvre en son temps; mais la science, en marchant, ecrase meme les chefs-d'oeuvre! Vers 1835, un opuscule traduit du New York American raconta que Sir John Herschell, envoye au cap de Bonne-Esperance pour y faire des etudes astronomiques, avait, au moyen d'un telescope perfectionne par un eclairage interieur, ramene la Lune a une distance de quatre-vingts yards [Le yard vaut un peu moins que le metre, soit 91 cm.]. Alors il aurait apercu distinctement des cavernes dans lesquelles vivaient des hippopotames, de vertes montagnes frangees de dentelles d'or, des moutons aux cornes d'ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec des ailes membraneuses comme celles de la chauve-souris. Cette brochure, oeuvre d'un Americain nomme Locke [Cette brochure fut publiee en France par le republicain Laviron, qui fut tue au siege de Rome en 1840.], eut un tres grand succes. Mais bientot on reconnut que c'etait une mystification scientifique, et les Francais furent les premiers a en rire.

--Rire d'un Americain! s'ecria J.-T. Maston, mais voila un casus belli!...

--Rassurez-vous, mon digne ami. Les Francais, avant d'en rire, avaient ete parfaitement dupes de notre compatriote. Pour terminer ce rapide historique, j'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdam, s'elancant dans un ballon rempli d'un gaz tire de l'azote, et trente-sept fois plus leger que l'hydrogene, atteignit la Lune apres dix-neuf jours de traversee. Ce voyage, comme les tentatives precedentes, etait simplement imaginaire, mais ce fut l'oeuvre d'un ecrivain populaire en Amerique, d'un genie etrange et contemplatif. J'ai nomme Poe!

--Hurrah pour Edgard Poe! s'ecria l'assemblee, electrisee par les paroles de son president.

--J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j'appellerai purement litteraires, et parfaitement insuffisantes pour etablir des relations serieuses avec l'astre des nuits. Cependant, je dois ajouter que quelques esprits pratiques essayerent de se mettre en communication serieuse avec lui. Ainsi, il y a quelques annees, un geometre allemand proposa d'envoyer une commission de savants dans les steppes de la Siberie. La, sur de vastes plaines, on devait etablir d'immenses figures geometriques, dessinees au moyen de reflecteurs lumineux, entre autres le carre de l'hypotenuse, vulgairement appele le "Pont aux anes" par les Francais. "Tout etre intelligent, disait le geometre, doit comprendre la destination scientifique de cette figure. Les Selenites [Habitants de la Lune.], s'ils existent, repondront par une figure semblable, et la communication une fois etablie, il sera facile de creer un alphabet a qui permettra de s'entretenir avec les habitants de la Lune." Ainsi parlait le geometre allemand, mais son projet ne fut pas mis a execution, et jusqu'ici aucun lien direct n'a existe entre la Terre et son satellite. Mais il est reserve au genie pratique des Americains de se mettre en rapport avec le monde sideral. Le moyen d'y parvenir est simple, facile, certain, immanquable, et il va faire l'objet de ma proposition."

Un brouhaha, une tempete d'exclamations accueillit ces paroles. Il n'etait pas un seul des assistants qui ne fut domine, entraine, enleve par les paroles de l'orateur.

"Ecoutez! ecoutez! Silence donc!" s'ecria-t-on de toutes parts.

Lorsque l'agitation fut calmee, Barbicane reprit d'une voix plus grave son discours interrompu:

"Vous savez, dit-il, quels progres la balistique a faits depuis quelques annees et a quel degre de perfection les armes a feu seraient parvenues, si la guerre eut continue. Vous n'ignorez pas non plus que, d'une facon generale, la force de resistance des canons et la puissance expansive de la poudre sont illimitees. Eh bien! partant de ce principe, je me suis demande si, au moyen d'un appareil suffisant, etabli dans des conditions de resistance determinees, il ne serait pas possible d'envoyer un boulet dans la Lune."

A ces paroles, un "oh!" de stupefaction s'echappa de mille poitrines haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable a ce calme profond qui precede les coups de tonnerre. Et, en effet, le tonnerre eclata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui fit trembler la salle des seances. Le president voulait parler; il ne le pouvait pas. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint a se faire entendre.

"Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J'ai pris la question sous toutes ses faces, je l'ai abordee resolument, et de mes calculs indiscutables il resulte que tout projectile doue d'une vitesse initiale de douze mille yards [Environ 11,000 metres.] par seconde, et dirige vers la Lune, arrivera necessairement jusqu'a elle. J'ai donc l'honneur de vous proposer, mes braves collegues, de tenter cette petite experience!"

III

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EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE


Il est impossible de peindre l'effet produit par les dernieres paroles de l'honorable president. Quels cris! quelles vociferations! quelle succession de grognements, de hurrahs, de "hip! hip! hip!" et de toutes ces onomatopees qui foisonnent dans la langue americaine! C'etait un desordre, un brouhaha indescriptible! Les bouches criaient, les mains battaient, les pieds ebranlaient le plancher des salles. Toutes les armes de ce musee d'artillerie, partant a la fois, n'auraient pas agite plus violemment les ondes sonores. Cela ne peut surprendre. Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs canons.

Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes; peut-etre voulait-il encore adresser quelques paroles a ses collegues, car ses gestes reclamerent le silence, et son timbre fulminant s'epuisa en violentes detonations. On ne l'entendit meme pas. Bientot il fut arrache de son siege, porte en triomphe, et des mains de ses fideles camarades il passa dans les bras d'une foule non moins surexcitee.

Rien ne saurait etonner un Americain. On a souvent repete que le mot "impossible" n'etait pas francais; on s'est evidemment trompe de dictionnaire. En Amerique, tout est facile, tout est simple, et quant aux difficultes mecaniques, elles sont mortes avant d'etre nees. Entre le projet Barbicane et sa realisation, pas un veritable Yankee ne se fut permis d'entrevoir l'apparence d'une difficulte. Chose dite, chose faite.

La promenade triomphale du president se prolongea dans la soiree. Une veritable marche aux flambeaux. Irlandais, Allemands, Francais, Ecossais, tous ces individus heterogenes dont se compose la population du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les hurrahs, les bravos s'entremelaient dans un inexprimable elan.

Precisement, comme si elle eut compris qu'il s'agissait d'elle, la Lune brillait alors avec une sereine magnificence, eclipsant de son intense irradiation les feux environnants. Tous les Yankees dirigeaient leurs yeux vers son disque etincelant; les uns la saluaient de la main, les autres l'appelaient des plus doux noms; ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-la la menacaient du poing; de huit heures a minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit sa fortune a vendre des lunettes. L'astre des nuits etait lorgne comme une lady de haute volee. Les Americains en agissaient avec un sans-facon de proprietaires. Il semblait que la blonde Phoebe appartint a ces audacieux conquerants et fit deja partie du territoire de l'Union. Et pourtant il n'etait question que de lui envoyer un projectile, facon assez brutale d'entrer en relation, meme avec un satellite, mais fort en usage parmi les nations civilisees.

Minuit venait de sonner, et l'enthousiasme ne baissait pas; il se maintenait a dose egale dans toutes les classes de la population; le magistrat, le savant, le negociant, le marchand, le portefaix, les hommes intelligents aussi bien que les gens "verts [Expression tout a fait americaine pour designer des gens naifs.]", se sentaient remues dans leur fibre la plus delicate; il s'agissait la d'une entreprise nationale; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baignes par les eaux du Patapsco, les navires emprisonnes dans leurs bassins regorgeaient d'une foule ivre de joie, de gin et de whisky; chacun conversait, perorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait, depuis le gentleman nonchalamment etendu sur le canape des bar-rooms devant sa chope de sherry-cobbler [Melange de rhum, de jus d'orange, de sucre, de cannelle et de muscade. Cette boisson de couleur jaunatre s'aspire dans des chopes au moyen d'un chalumeau de verre. Les bar-rooms sont des especes de cafes.], jusqu'au waterman qui se grisait de "casse-poitrine [Boisson effrayante du bas peuple. Litteralement, en anglais: thorough knock me down.] " dans les sombres tavernes du Fells-Point.

Cependant, vers deux heures, l'emotion se calma. Le president Barbicane parvint a rentrer chez lui, brise, ecrase, moulu. Un hercule n'eut pas resiste a un enthousiasme pareil. La foule abandonna peu a peu les places et les rues. Les quatre rails-roads de l'Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui convergent a Baltimore, jeterent le public hexogene aux quatre coins des Etats-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillite relative.

Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soiree memorable, Baltimore fut seule en proie a cette agitation. Les grandes villes de l'Union, New York, Boston, Albany, Washington, Richmond, Crescent-City [Surnom de La Nouvelle-Orleans.], Charleston, la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes prenaient leur part de ce delire. En effet, les trente mille correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur president, et ils attendaient avec une egale impatience la fameuse communication du 5 octobre. Aussi, le soir meme, a mesure que les paroles s'echappaient des levres de l'orateur, elles couraient sur les fils telegraphiques, a travers les Etats de l'Union, avec une vitesse de deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles [Cent mille lieues. C'est la vitesse de l'electricite.] a la seconde. On peut donc dire avec une certitude absolue qu'au meme instant les Etats-Unis d'Amerique, dix fois grands comme la France, pousserent un seul hurrah, et que vingt-cinq millions de coeurs, gonfles d'orgueil, battirent de la meme pulsation.

Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires, bi-mensuels ou mensuels, s'emparerent de la question; ils l'examinerent sous ses differents aspects physiques, meteorologiques, economiques ou moraux, au point de vue de la preponderance politique ou de la civilisation. Ils se demanderent si la Lune etait un monde acheve, si elle ne subissait plus aucune transformation. Ressemblait-elle a la Terre au temps ou l'atmosphere n'existait pas encore? Quel spectacle presentait cette face invisible au spheroide terrestre? Bien qu'il ne s'agit encore que d'envoyer un boulet a l'astre des nuits, tous voyaient la le point de depart d'une serie d'experiences; tous esperaient qu'un jour l'Amerique penetrerait les derniers secrets de ce disque mysterieux, et quelques-uns meme semblerent craindre que sa conquete ne derangeat sensiblement l'equilibre europeen.

Le projet discute, pas une feuille ne mit en doute sa realisation; les recueils, les brochures, les bulletins, les "magazines" publies par les societes savantes, litteraires ou religieuses, en firent ressortir les avantages, et "la Societe d'Histoire naturelle" de Boston, "la Societe americaine des sciences et des arts" d'Albany, "la Societe geographique et statistique" de New York, "la Societe philosophique americaine" de Philadelphie, "l'Institution Smithsonienne" de Washington, envoyerent dans mille lettres leurs felicitations au Gun-Club, avec des offres immediates de service et d'argent.

Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne reunit un pareil nombre d'adherents; d'hesitations, de doutes, d'inquietudes, il ne fut meme pas question. Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons qui eussent accueilli en Europe, et particulierement en France, l'idee d'envoyer un projectile a la Lune, elles auraient fort mal servi leur auteur; tous les "lifepreservers [Arme de poche faite en baleine flexible et d'une boule de metal.]" du monde eussent ete impuissants a le garantir contre l'indignation generale. Il y a des choses dont on ne rit pas dans le Nouveau Monde. Impey Barbicane devint donc, a partir de ce jour, un des plus grands citoyens des Etats-Unis, quelque chose comme le Washington de la science, et un trait, entre plusieurs, montrera jusqu'ou allait cette infeodation subite d'un peuple a un homme.

Quelques jours apres la fameuse seance du Gun-Club, le directeur d'une troupe anglaise annonca au theatre de Baltimore la representation de Much ado about nothing [Beaucoup de bruit pour rien, une des comedies de Shakespeare.]. Mais la population de la ville, voyant dans ce titre une allusion blessante aux projets du president Barbicane, envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux directeur a changer son affiche. Celui-ci, en homme d'esprit, s'inclinant devant la volonte publique, remplaca la malencontreuse comedie par As you like it [Comme il vous plaira, de Shakespeare.], et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes phenomenales.


IV

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REPONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE


Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations dont il etait l'objet. Son premier soin fut de reunir ses collegues dans les bureaux du Gun-Club. La, apres discussion, on convint de consulter les astronomes sur la partie astronomique de l'entreprise; leur reponse une fois connue, on discuterait alors les moyens mecaniques, et rien ne serait neglige pour assurer le succes de cette grande experience.

Une note tres precise, contenant des questions speciales, fut donc redigee et adressee a l'Observatoire de Cambridge, dans le Massachusetts. Cette ville, ou fut fondee la premiere Universite des Etats-Unis, est justement celebre par son bureau astronomique. La se trouvent reunis des savants du plus haut merite; la fonctionne la puissante lunette qui permit a Bond de resoudre la nebuleuse d'Andromede et a Clarke de decouvrir le satellite de Sirius. Cet etablissement celebre justifiait donc a tous les titres la confiance du Gun-Club.

Aussi, deux jours apres, sa reponse, si impatiemment attendue, arrivait entre les mains du president Barbicane. Elle etait concue en ces termes:

Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au President du Gun-Club, a Baltimore.

"Cambridge, 7 octobre.


"Au recu de votre honoree du 6 courant, adressee a l'Observatoire de Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau s'est immediatement reuni, et il a juge a propos [Il y a dans le texte le mot expedient, qui est absolument intraduisible en francais.] de repondre comme suit:

"Les questions qui lui ont ete posees sont celles-ci:

"1� Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?

"2� Quelle est la distance exacte qui separe la Terre de son satellite?

"3� Quelle sera la duree du trajet du projectile auquel aura ete imprimee une vitesse initiale suffisante, et, par consequent, a quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point determine?

"4� A quel moment precis la Lune se presentera-t-elle dans la position la plus favorable pour etre atteinte par le projectile?

"5� Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destine a lancer le projectile?

"6� Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment ou partira le projectile?

"Sur la premiere question: -- Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?

"Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on parvient a animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille yards par seconde. Le calcul demontre que cette vitesse est suffisante. A mesure que l'on s'eloigne de la Terre, l'action de la pesanteur diminue en raison inverse du carre des distances, c'est-a-dire que, pour une distance trois fois plus grande, cette action est neuf fois moins forte. En consequence, la pesanteur du boulet decroitra rapidement, et finira par s'annuler completement au moment ou l'attraction de la Lune fera equilibre a celle de la Terre, c'est-a-dire aux quarante-sept cinquante-deuxiemes du trajet. En ce moment, le projectile ne pesera plus, et, s'il franchit ce point, il tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction lunaire. La possibilite theorique de l'experience est donc absolument demontree; quant a sa reussite, elle depend uniquement de la puissance de l'engin employe.

"Sur la deuxieme question: --Quelle est la distance exacte qui separe la Terre de son satellite?

"La Lune ne decrit pas autour de la Terre une circonference, mais bien une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de la cette consequence que la Lune se trouve tantot plus rapprochee de la Terre, et tantot plus eloignee, ou, en termes astronomiques, tantot dans son apogee, tantot dans son perigee. Or, la difference entre sa plus grande et sa plus petite distance est assez considerable, dans l'espece, pour qu'on ne doive pas la negliger. En effet, dans son apogee, la Lune est a deux cent quarante-sept mille cinq cent cinquante-deux milles (--99,640 lieues de 4 kilometres), et dans son perigee a deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept milles seulement (-- 88,010 lieues), ce qui fait une difference de vingt-huit mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (-- 11,630 lieues), ou plus du neuvieme du parcours. C'est donc la distance perigeenne de la Lune qui doit servir de base aux calculs.

"Sur la troisieme question: --Quelle sera la duree du trajet du projectile auquel aura ete imprimee une vitesse initiale suffisante, et, par consequent, a quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point determine?

"Si le boulet conservait indefiniment la vitesse initiale de douze mille yards par seconde qui lui aura ete imprimee a son depart, il ne mettrait que neuf heures environ a se rendre a sa destination; mais comme cette vitesse initiale ira continuellement en decroissant, il se trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour atteindre le point ou les attractions terrestre et lunaire se font equilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes. Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize minutes et vingt secondes avant l'arrivee de la Lune au point vise.

"Sur la quatrieme question: -- A quel moment precis la Lune se presentera-t-elle dans la position la plus favorable pour etre atteinte par le projectile?

"D'apres ce qui vient d'etre dit ci-dessus, il faut d'abord choisir l'epoque ou la Lune sera dans son perigee, et en meme temps le moment ou elle passera au zenith, ce qui diminuera encore le parcours d'une distance egale au rayon terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf milles; de telle sorte que le trajet definitif sera de deux cent quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (--86,410 lieues). Mais, si chaque mois la Lune passe a son perigee, elle ne se trouve pas toujours au zenith a ce moment. Elle ne se presente dans ces deux conditions qu'a de longs intervalles. Il faudra donc attendre la coincidence du passage au perigee et au zenith. Or, par une heureuse circonstance, le 4 decembre de l'annee prochaine, la Lune offrira ces deux conditions: a minuit, elle sera dans son perigee, c'est-a-dire a sa plus courte distance de la Terre, et elle passera en meme temps au zenith.

"Sur la cinquieme question: --Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destine a lancer le projectile?

"Les observations precedentes etant admises, le canon devra etre braque sur le zenith [Le zenith est le point du ciel situe verticalement au-dessus de la tete d'un observateur.] du lieu; de la sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l'horizon, et le projectile se derobera plus rapidement aux effets de l'attraction terrestre. Mais, pour que la Lune monte au zenith d'un lieu, il faut que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la declinaison de cet astre, autrement dit, qu'il soit compris entre 0� et 28� de latitude nord ou sud [Il n'y a en effet que les regions du globe comprises entre l'equateur et le vingt-huitieme parallele, dans lesquels la culmination de la Lune l'amene au zenith; au-dela du 28e degre, la Lune s'approche d'autant moins du zenith que l'on s'avance vers les poles.]. En tout autre endroit, le tir devrait etre necessairement oblique, ce qui nuirait a la reussite de l'experience.

"Sur la sixieme question: --Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment ou partira le projectile?

"Au moment ou le projectile sera lance dans l'espace, la Lune, qui avance chaque jour de treize degres dix minutes et trente-cinq secondes, devra se trouver eloignee du point zenithal de quatre fois ce nombre, soit cinquante-deux degres quarante-deux minutes et vingt secondes, espace qui correspond au chemin qu'elle fera pendant la duree du parcours du projectile. Mais comme il faut egalement tenir compte de la deviation que fera eprouver au boulet le mouvement de rotation de la terre, et comme le boulet n'arrivera a la Lune qu'apres avoir devie d'une distance egale a seize rayons terrestres, qui, comptes sur l'orbite de la Lune, font environ onze degres, on doit ajouter ces onze degres a ceux qui expriment le retard de la Lune deja mentionne, soit soixante-quatre degres en chiffres ronds. Ainsi donc, au moment du tir, le rayon visuel mene a la Lune fera avec la verticale du lieu un angle de soixante-quatre degres.

"Telles sont les reponses aux questions posees a l'Observatoire de Cambridge par les membres du Gun-Club.

"En resume:

"1� Le canon devra etre etabli dans un pays situe entre 0� et 28� de latitude nord ou sud.

"2� Il devra etre braque sur le zenith du lieu.

"3� Le projectile devra etre anime d'une vitesse initiale de douze mille yards par seconde.

"4� Il devra etre lance le 1er decembre de l'annee prochaine, a onze heures moins treize minutes et vingt secondes.

"5� Il rencontrera la Lune quatre jours apres son depart, le 4 decembre a minuit precis, au moment ou elle passera au zenith.

"Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les travaux necessites par une pareille entreprise et etre prets a operer au moment determine, car, s'ils laissaient passer cette date du 4 decembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les memes conditions de perigee et de zenith que dix-huit ans et onze jours apres.

"Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met entierement a leur disposition pour les questions d'astronomie theorique, et il joint par la presente ses felicitations a celles de l'Amerique tout entiere.

"Pour le bureau:

"J.-M. BELFAST,

"Directeur de l'Observatoire de Cambridge."


V

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LE ROMAN DE LA LUNE


Un observateur doue d'une vue infiniment penetrante, et place a ce centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades d'atomes remplir l'espace a l'epoque chaotique de l'univers. Mais peu a peu, avec les siecles, un changement se produisit; une loi d'attraction se manifesta, a laquelle obeirent les atomes errants jusqu'alors; ces atomes se combinerent chimiquement suivant leurs affinites, se firent molecules et formerent ces amas nebuleux dont sont parsemees les profondeurs du ciel.

Ces amas furent aussitot animes d'un mouvement de rotation autour de leur point central. Ce centre, forme de molecules vagues, se prit a tourner sur lui-meme en se condensant progressivement; d'ailleurs, suivant des lois immuables de la mecanique, a mesure que son volume diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s'accelerait, et ces deux effets persistant, il en resulta une etoile principale, centre de l'amas nebuleux.

En regardant attentivement, l'observateur eut alors vu les autres molecules de l'amas se comporter comme l'etoile centrale, se condenser a sa facon par un mouvement de rotation progressivement accelere, et graviter autour d'elle sous forme d'etoiles innombrables. La nebuleuse, dont les astronomes comptent pres de cinq mille actuellement, etait formee.

Parmi ces cinq mille nebuleuses, il en est une que les hommes ont nommee la Voie lactee [Du mot grec \(\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\), gen. \(\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\kappa\tau o\varsigma\), qui signifie lait.], et qui renferme dix-huit millions d'etoiles, dont chacune est devenue le centre d'un monde solaire.

Si l'observateur eut alors specialement examine entre ces dix-huit millions d'astres l'un des plus modestes et des moins brillants [Le diametre de Sirius, suivant Wollaston, doit egaler douze fois celui du Soleil, soit 4,300,000 lieues.], une etoile de quatrieme ordre, celle qui s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les phenomenes auxquels est due la formation de l'univers se seraient successivement accomplis a ses yeux.

En effet, ce Soleil, encore a l'etat gazeux et compose de molecules mobiles, il l'eut apercu tournant sur son axe pour achever son travail de concentration. Ce mouvement, fidele aux lois de la mecanique, se fut accelere avec la diminution de volume, et un moment serait arrive ou la force centrifuge l'aurait emporte sur la force centripete, qui tend a repousser les molecules vers le centre.

Alors un autre phenomene se serait passe devant les yeux de l'observateur, et les molecules situees dans le plan de l'equateur, s'echappant comme la pierre d'une fronde dont la corde vient a se briser subitement, auraient ete former autour du Soleil plusieurs anneaux concentriques semblables a celui de Saturne. A leur tour, ces anneaux de matiere cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de la masse centrale, se seraient brises et decomposes en nebulosites secondaires, c'est-a-dire en planetes.

Si l'observateur eut alors concentre toute son attention sur ces planetes, il les aurait vues se comporter exactement comme le Soleil et donner naissance a un ou plusieurs anneaux cosmiques, origines de ces astres d'ordre inferieur qu'on appelle satellites.

Ainsi donc, en remontant de l'atome a la molecule, de la molecule a l'amas nebuleux, de l'amas nebuleux a la nebuleuse, de la nebuleuse a l'etoile principale, de l'etoile principale au Soleil, du Soleil a la planete, et de la planete au satellite, on a toute la serie des transformations subies par les corps celestes depuis les premiers jours du monde.

Le Soleil semble perdu dans les immensites du monde stellaire, et cependant il est rattache, par les theories actuelles de la science, a la nebuleuse de la Voie lactee. Centre d'un monde, et si petit qu'il paraisse au milieu des regions etherees, il est cependant enorme, car sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour de lui gravitent huit planetes, sorties de ses entrailles memes aux premiers temps de la Creation. Ce sont, en allant du plus proche de ces astres au plus eloigne, Mercure, Venus, la Terre, Mars Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. De plus entre Mars et Jupiter circulent regulierement d'autres corps moins considerables, peut-etre les debris errants d'un astre brise en plusieurs milliers de morceaux, dont le telescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'a ce jour. [Quelques-uns de ces asteroides sont assez petits pour qu'on puisse en faire le tour dans l'espace d'une seule journee en marchant au pas gymnastique.]

De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique par la grande loi de la gravitation, quelques-uns possedent a leur tour des satellites. Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre, Neptune trois peut-etre, la Terre un; ce dernier, l'un des moins importants du monde solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le genie audacieux des Americains pretendait conquerir.

L'astre des nuits, par sa proximite relative et le spectacle rapidement renouvele de ses phases diverses, a tout d'abord partage avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre; mais le Soleil est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumiere obligent ses contemplateurs a baisser les yeux.

La blonde Phoebe, plus humaine au contraire, se laisse complaisamment voir dans sa grace modeste; elle est douce a l'oeil, peu ambitieuse, et cependant, elle se permet parfois d'eclipser son frere, le radieux Apollon, sans jamais etre eclipsee par lui. Les mahometans ont compris la reconnaissance qu'ils devaient a cette fidele amie de la Terre, et ils ont regle leur mois sur sa revolution [Vingt-neuf jours et demi environ.].

Les premiers peuples vouerent un culte particulier a cette chaste deesse. Les Egyptiens l'appelaient Isis; les Pheniciens la nommaient Astarte; les Grecs l'adorerent sous le nom de Phoebe, fille de Latone et de Jupiter, et ils expliquaient ses eclipses par les visites mysterieuses de Diane au bel Endymion. A en croire la legende mythologique, le lion de Nemee parcourut les campagnes de la Lune avant son apparition sur la Terre, et le poete Agesianax, cite par Plutarque, celebra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et cette bouche aimable, formes par les parties lumineuses de l'adorable Selene.

Mais si les Anciens comprirent bien le caractere, le temperament, en un mot, les qualites morales de la Lune au point de vue mythologique, les plus savants d'entre eux demeurerent fort ignorants en selenographie.

Cependant, plusieurs astronomes des epoques reculees decouvrirent certaines particularites confirmees aujourd'hui par la science. Si les Arcadiens pretendirent avoir habite la Terre a une epoque ou la Lune n'existait pas encore, si Tatius la regarda comme un fragment detache du disque solaire, si Clearque, le disciple d'Aristote, en fit un miroir poli sur lequel se reflechissaient les images de l'Ocean, si d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de vapeurs exhalees par la Terre, ou un globe moitie feu, moitie glace, qui tournait sur lui-meme, quelques savants, au moyen d'observations sagaces, a defaut d'instruments d'optique, soupconnerent la plupart des lois qui regissent l'astre des nuits.

Ainsi Thales de Milet, 460 ans avant J.-C., emit l'opinion que la Lune etait eclairee par le Soleil. Aristarque de Samos donna la veritable explication de ses phases. Cleomene enseigna qu'elle brillait d'une lumiere reflechie. Le Chaldeen Berose decouvrit que la duree de son mouvement de rotation etait egale a celle de son mouvement de revolution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune presente toujours la meme face. Enfin Hipparque, deux siecles avant l'ere chretienne, reconnut quelques inegalites dans les mouvements apparents du satellite de la Terre.

Ces diverses observations se confirmerent par la suite et profiterent aux nouveaux astronomes. Ptolemee, au IIe siecle, l'Arabe Aboul-Wefa, au Xe, completerent les remarques d'Hipparque sur les inegalites que subit la Lune en suivant la ligne ondulee de son orbite sous l'action du Soleil. Puis Copernic [Voir Les Fondateurs de l'Astronomie moderne, un livre admirable de M. J. Bertrand, de l'Institut.], au XVe siecle, et Tycho Brahe, au XVIe, exposerent completement le systeme du monde et le role que joue la Lune dans l'ensemble des corps celestes.

A cette epoque, ses mouvements etaient a peu pres determines; mais de sa constitution physique on savait peu de chose. Ce fut alors que Galilee expliqua les phenomenes de lumiere produits dans certaines phases par l'existence de montagnes auxquelles il donna une hauteur moyenne de quatre mille cinq cents toises.

Apres lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes altitudes a deux mille six cents toises; mais son confrere Riccioli les reporta a sept mille.

Herschell, a la fin du XVIIIe siecle, arme d'un puissant telescope, reduisit singulierement les mesures precedentes. Il donna dix-neuf cents toises aux montagnes les plus elevees, et ramena la moyenne des differentes hauteurs a quatre cents toises seulement. Mais Herschell se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter, Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen, et surtout les patientes etudes de MM. Beer et Moedeler, pour resoudre definitivement la question. Grace a ces savants, l'elevation des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui. MM. Beer et Moedeler ont mesure dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de deux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer est de 4813 metres.]. Leur plus haut sommet domine de trois mille huit cent et une toises la surface du disque lunaire.

En meme temps, la reconnaissance de la Lune se completait; cet astre apparaissait crible de crateres, et sa nature essentiellement volcanique s'affirmait a chaque observation. Du defaut de refraction dans les rayons des planetes occultees par elle, on conclut que l'atmosphere devait presque absolument lui manquer. Cette absence d'air entrainait l'absence d'eau. Il devenait donc manifeste que les Selenites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une organisation speciale et differer singulierement des habitants de la Terre.

Enfin, grace aux methodes nouvelles, les instruments plus perfectionnes fouillerent la Lune sans relache, ne laissant pas un point de sa face inexplore, et cependant son diametre mesure deux mille cent cinquante milles [Huit cent soixante-neuf lieues, c'est-a-dire un peu plus du quart du rayon terrestre.], sa surface est la treizieme partie de la surface du globe [Trente-huit millions de kilometres carres.], son volume la quarante-neuvieme partie du volume du spheroide terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait echapper a l'oeil des astronomes, et ces habiles savants porterent plus loin encore leurs prodigieuses observations.

Ainsi ils remarquerent que, pendant la pleine Lune, le disque apparaissait dans certaines parties raye de lignes blanches, et pendant les phases, raye de lignes noires. En etudiant avec une plus grande precision, ils parvinrent a se rendre un compte exact de la nature de ces lignes. C'etaient des sillons longs et etroits, creuses entre des bords paralleles, aboutissant generalement aux contours des crateres; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles et une largeur de huit cents toises. Les astronomes les appelerent des rainures, mais tout ce qu'ils surent faire, ce fut de les nommer ainsi. Quant a la question de savoir si ces rainures etaient des lits desseches d'anciennes rivieres ou non, ils ne purent la resoudre d'une maniere complete. Aussi les Americains esperaient bien determiner, un jour ou l'autre, ce fait geologique. Ils se reservaient egalement de reconnaitre cette serie de remparts paralleles decouverts a la surface de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les considera comme un systeme de fortifications elevees par les ingenieurs selenites. Ces deux points, encore obscurs, et bien d'autres sans doute, ne pouvaient etre definitivement regles qu'apres une communication directe avec la Lune.

Quant a l'intensite de sa lumiere, il n'y avait plus rien a apprendre a cet egard; on savait qu'elle est trois cent mille fois plus faible que celle du Soleil, et que sa chaleur n'a pas d'action appreciable sur les thermometres; quant au phenomene connu sous le nom de lumiere cendree, il s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil renvoyes de la Terre a la Lune, et qui semblent completer le disque lunaire, lorsque celui-ci se presente sous la forme d'un croissant dans ses premiere et derniere phases.

Tel etait l'etat des connaissances acquises sur le satellite de la Terre, que le Gun-Club se proposait de completer a tous les points de vue, cosmographiques, geologiques, politiques et moraux.

VI

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CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST

PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES ETATS-UNIS


La proposition Barbicane avait eu pour resultat immediat de remettre a l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs a l'astre des nuits. Chacun se mit a l'etudier assidument. Il semblait que la Lune apparut pour la premiere fois sur l'horizon et que personne ne l'eut encore entrevue dans les cieux. Elle devint a la mode; elle fut la lionne du jour sans en paraitre moins modeste, et prit rang parmi les "etoiles" sans en montrer plus de fierte. Les journaux raviverent les vieilles anecdotes dans lesquelles ce "Soleil des loups" jouait un role; ils rappelerent les influences que lui pretait l'ignorance des premiers ages; ils le chanterent sur tous les tons; un peu plus, ils eussent cite de ses bons mots; l'Amerique entiere fut prise de selenomanie.

De leur cote, les revues scientifiques traiterent plus specialement les questions qui touchaient a l'entreprise du Gun-Club; la lettre de l'Observatoire de Cambridge fut publiee par elles, commentee et approuvee sans reserve.

Bref, il ne fut plus permis, meme au moins lettre des Yankees, d'ignorer un seul des faits relatifs a son satellite, ni a la plus bornee des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses erreurs a son endroit. La science leur arrivait sous toutes les formes; elle les penetrait par les yeux et les oreilles; impossible d'etre un ane...en astronomie.

Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la distance qui separe la Lune de la Terre. On profita de la circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les etonner, on leur disait que c'etait l'angle forme par deux lignes droites menees de chaque extremite du rayon terrestre jusqu'a la Lune. Doutaient-ils de la perfection de cette methode, on leur prouvait immediatement que, non seulement cette distance moyenne etait bien de deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles (-- 94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient pas de soixante-dix milles (-- 30 lieues).

A ceux qui n'etaient pas familiarises avec les mouvements de la Lune, les journaux demontraient quotidiennement qu'elle possede deux mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second dit de revolution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux dans un temps egal, soit vingt-sept jours et un tiers [C'est la duree de la revolution siderale, c'est-a-dire le temps que la Lune met a revenir a une meme etoile.].

Le mouvement de rotation est celui qui cree le jour et la nuit a la surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent cinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle, la face tournee vers le globe terrestre est eclairee par lui avec une intensite egale a la lumiere de quatorze Lunes. Quant a l'autre face, toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre heures d'une nuit absolue, temperee seulement par cette "pale clarte qui tombe des etoiles". Ce phenomene est uniquement du a cette particularite que les mouvements de rotation et de revolution s'accomplissent dans un temps rigoureusement egal, phenomene commun, suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et tres probablement a tous les autres satellites.

Quelques esprits bien disposes, mais un peu retifs, ne comprenaient pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la meme face a la Terre pendant sa revolution, c'est que, dans le meme laps de temps, elle faisait un tour sur elle-meme. A ceux-la on disait: "Allez dans votre salle a manger, et tournez autour de la table de maniere a toujours en regarder le centre; quand votre promenade circulaire sera achevee, vous aurez fait un tour sur vous-meme, puisque votre oeil aura parcouru successivement tous les points de la salle. Eh bien! la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre, et la Lune, c'est vous!" Et ils s'en allaient enchantes de la comparaison.

Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la meme face a la Terre; cependant, pour etre exact, il faut ajouter que, par suite d'un certain balancement du nord au sud et de l'ouest a l'est appele "libration", elle laisse apercevoir un peu plus de la moitie de son disque, soit les cinquante-sept centiemes environ.

Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune, ils s'inquietaient beaucoup de son mouvement de revolution autour de la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinite d'etoiles, peut etre considere comme un vaste cadran sur lequel la Lune se promene en indiquant l'heure vraie a tous les habitants de la Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits presente ses differentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en opposition avec le Soleil, c'est-a-dire lorsque les trois astres sont sur la meme ligne, la Terre etant au milieu; que la Lune est nouvelle quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-a-dire lorsqu'elle se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.

Quelques Yankees perspicaces en deduisaient alors cette consequence, que les eclipses ne pouvaient se produire qu'aux epoques de conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien. En conjonction, la Lune peut eclipser le Soleil, tandis qu'en opposition, c'est la Terre qui peut l'eclipser a son tour, et si ces eclipses n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant lequel se meut la Lune est incline sur l'ecliptique, autrement dit, sur le plan suivant lequel se meut la Terre.

Quant a la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit a cet egard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude du lieu ou on l'observe. Mais les seules zones du globe pour lesquelles la Lune passe au zenith, c'est-a-dire vient se placer directement au-dessus de la tete de ses contemplateurs, sont necessairement comprises entre les vingt-huitiemes paralleles et l'equateur. De la cette recommandation importante de tenter l'experience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin que le projectile put etre lance perpendiculairement et echapper ainsi plus vite a l'action de la pesanteur. C'etait une condition essentielle pour le succes de l'entreprise, et elle ne laissait pas de preoccuper vivement l'opinion publique.

Quant a la ligne suivie par la Lune dans sa revolution autour de la Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, meme aux ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante, non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des foyers. Ces orbites elliptiques sont communes a toutes les planetes aussi bien qu'a tous les satellites, et la mecanique rationnelle prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en etre autrement. Il etait bien entendu que la Lune dans son apogee se trouvait plus eloignee de la Terre, et plus rapprochee dans son perigee.

Voila donc ce que tout Americain savait bon gre mal gre, ce que personne ne pouvait decemment ignorer. Mais si ces vrais principes se vulgariserent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes illusoires, furent moins faciles a deraciner.

Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune etait une ancienne comete, laquelle, en parcourant son orbite allongee autour du Soleil, vint a passer pres de la Terre et se trouva retenue dans son cercle d'attraction. Ces astronomes de salon pretendaient expliquer ainsi l'aspect brule de la Lune, malheur irreparable dont ils se prenaient a l'astre radieux. Seulement, quand on leur faisait observer que les cometes ont une atmosphere et que la Lune n'en a que peu ou pas, ils restaient fort empeches de repondre.

D'autres, appartenant a la race des trembleurs, manifestaient certaines craintes a l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire que, depuis les observations faites au temps des Califes, son mouvement de revolution s'accelerait dans une certaine proportion; ils en deduisaient de la, fort logiquement d'ailleurs, qu'a une acceleration de mouvement devait correspondre une diminution dans la distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant a l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre. Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les generations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de Laplace, un illustre mathematicien francais, cette acceleration de mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une diminution proportionnelle ne tardera pas a lui succeder. Ainsi donc, l'equilibre du monde solaire ne pouvait etre derange dans les siecles a venir.

Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants; ceux-la ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas, et a propos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient son disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des divers points de la Terre et se communiquer ses pensees. Les autres pretendaient que sur mille nouvelles Lunes observees, neuf cent cinquante avaient amene des changements notables, tels que cataclysmes, revolutions, tremblements de terre, deluges, etc.; ils croyaient donc a l'influence mysterieuse de l'astre des nuits sur les destinees humaines; ils le regardaient comme le "veritable contre poids" de l'existence; ils pensaient que chaque Selenite etait rattache a chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec le docteur Mead, ils soutenaient que le systeme vital lui est entierement soumis, pretendant, sans en demordre, que les garcons naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le dernier quartier, etc., etc. Mais enfin il fallut renoncer a ces vulgaires erreurs, revenir a la seule verite, et si la Lune, depouillee de son influence, perdit dans l'esprit de certains courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tournes, l'immense majorite se prononca pour elle. Quant aux Yankees, ils n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau continent des airs et d'arborer a son plus haut sommet le pavillon etoile des Etats-Unis d'Amerique.


VII

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L'HYMNE DU BOULET


L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa memorable lettre du 7 octobre, traite la question au point de vue astronomique; il s'agissait desormais de la resoudre mecaniquement. C'est alors que les difficultes pratiques eussent paru insurmontables en tout autre pays que l'Amerique. Ici ce ne fut qu'un jeu.

Le president Barbicane avait, sans perdre de temps, nomme dans le sein du Gun-Club un Comite d'execution. Ce Comite devait en trois seances elucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des poudres; il fut compose de quatre membres tres savants sur ces matieres: Barbicane, avec voix preponderante en cas de partage, le general Morgan, le major Elphiston, et enfin l'inevitable J.-T. Maston, auquel furent confiees les fonctions de secretaire-rapporteur.

Le 8 octobre, le Comite se reunit chez le president Barbicane, 3, Republican-street. Comme il etait important que l'estomac ne vint pas troubler par ses cris une aussi serieuse discussion, les quatre membres du Gun-Club prirent place a une table couverte de sandwiches et de theieres considerables. Aussitot J.-T. Maston vissa sa plume a son crochet de fer, et la seance commenca.

Barbicane prit la parole:

"Mes chers collegues, dit-il, nous avons a resoudre un des plus importants problemes de la balistique, cette science par excellence, qui traite du mouvement des projectiles, c'est-a-dire des corps lances dans l'espace par une force d'impulsion quelconque, puis abandonnes a eux-memes.

--Oh! la balistique! la balistique! s'ecria J.-T. Maston d'une voix emue.

--Peut-etre eut-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer cette premiere seance a la discussion de l'engin...

--En effet, repondit le general Morgan.

--Cependant, reprit Barbicane, apres mures reflexions, il m'a semble que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les dimensions de celui-ci devaient dependre des dimensions de celui-la.

--Je demande la parole", s'ecria J.-T. Maston.

La parole lui fut accordee avec l'empressement que meritait son passe magnifique.

"Mes braves amis, dit-il d'un accent inspire, notre president a raison de donner a la question du projectile le pas sur toutes les autres! Ce boulet que nous allons lancer a la Lune, c'est notre messager, notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le considerer a un point de vue purement moral."

Cette facon nouvelle d'envisager un projectile piqua singulierement la curiosite des membres du Comite; ils accorderent donc la plus vive attention aux paroles de J.-T. Maston.

"Mes chers collegues, reprit ce dernier, je serai bref; je laisserai de cote le boulet physique, le boulet qui tue, pour n'envisager que le boulet mathematique, le boulet moral. Le boulet est pour moi la plus eclatante manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle se resume tout entiere; c'est en le creant que l'homme s'est le plus rapproche du Createur!

--Tres bien! dit le major Elphiston.

--En effet, s'ecria l'orateur, si Dieu a fait les etoiles et les planetes, l'homme a fait le boulet, ce criterium des vitesses terrestres, cette reduction des astres errant dans l'espace, et qui ne sont, a vrai dire, que des projectiles! A Dieu la vitesse de l'electricite, la vitesse de la lumiere, la vitesse des etoiles, la vitesse des cometes, la vitesse des planetes, la vitesse des satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent! Mais a nous la vitesse du boulet, cent fois superieure a la vitesse des trains et des chevaux les plus rapides!"

J.-T. Maston etait transporte; sa voix prenait des accents lyriques en chantant cet hymne sacre du boulet.

"Voulez-vous des chiffres? reprit-il, en voila d'eloquents! Prenez simplement le modeste boulet de vingt-quatre [C'est-a-dire pesant vingt-quatre livres.]; s'il court huit cent mille fois moins vite que l'electricite, six cent quarante fois moins vite que la lumiere, soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de translation autour du Soleil, cependant, a la sortie du canon, il depasse la rapidite du son [Ainsi, quand on a entendu la detonation de la bouche a feu on ne peut plus etre frappe par le boulet.], il fait deux cents toises a la seconde, deux mille toises en dix secondes, quatorze milles a la minute (-- 6 lieues), huit cent quarante milles a l'heure (-- 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (-- 8,640 lieues), c'est-a-dire la vitesse des points de l'equateur dans le mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six mille cinq cents milles par an (-- 3,155,760 lieues). Il mettrait donc onze jours a se rendre a la Lune, douze ans a parvenir au Soleil, trois cent soixante ans a atteindre Neptune aux limites du monde solaire. Voila ce que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos mains! Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le lancerons avec une rapidite de sept milles a la seconde! Ah! boulet superbe! splendide projectile! j'aime a penser que tu seras recu la-haut avec les honneurs dus a un ambassadeur terrestre!"

Des hurrahs accueillirent cette ronflante peroraison, et J.-T. Maston, tout emu, s'assit au milieu des felicitations de ses collegues.

"Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part a la poesie, attaquons directement la question.

--Nous sommes prets, repondirent les membres du Comite en absorbant chacun une demi-douzaine de sandwiches.

--Vous savez quel est le probleme a resoudre, reprit le president; il s'agit d'imprimer a un projectile une vitesse de douze mille yards par seconde. J'ai lieu de penser que nous y reussirons. Mais, en ce moment, examinons les vitesses obtenues jusqu'ici; le general Morgan pourra nous edifier a cet egard.

--D'autant plus facilement, repondit le general, que, pendant la guerre, j'etais membre de la commission d'experience. Je vous dirai donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient a deux mille cinq cents toises, imprimaient a leur projectile une vitesse initiale de cinq cents yards a la seconde.

--Bien. Et la Columbiad [Les Americains donnaient le nom de Columbiad a ces enormes engins de destruction.] Rodman? demanda le president.

--La Columbiad Rodman, essayee au fort Hamilton, pres de New York, lancait un boulet pesant une demi-tonne a une distance de six milles, avec une vitesse de huit cents yards par seconde, resultat que n'ont jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre.

--Oh! les Anglais! fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de l'est son redoutable crochet.

--Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la vitesse maximum atteinte jusqu'ici?

--Oui, repondit Morgan.

--Je dirai, cependant, repliqua J.-T. Maston, que si mon mortier n'eut pas eclate...

--Oui, mais il a eclate, repondit Barbicane avec un geste bienveillant. Prenons donc pour point de depart cette vitesse de huit cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, reservant pour une autre seance la discussion des moyens destines a produire cette vitesse, j'appellerai votre attention, mes chers collegues, sur les dimensions qu'il convient de donner au boulet. Vous pensez bien qu'il ne s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne!

--Pourquoi pas? demanda le major.

--Parce que ce boulet, repondit vivement J.-T. Maston, doit etre assez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lune, s'il en existe toutefois.

--Oui, repondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante encore.

--Que voulez-vous dire, Barbicane? demanda le major.

--Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne plus s'en occuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours jusqu'au moment ou il atteindra le but.

--Hein! firent le general et le major, un peu surpris de la proposition.

--Sans doute, reprit Barbicane en homme sur de lui, sans doute, ou notre experience ne produira aucun resultat.

--Mais alors, repliqua le major, vous allez donner a ce projectile des dimensions enormes?

--Non. Veuillez bien m'ecouter. Vous savez que les instruments d'optique ont acquis une grande perfection; avec certains telescopes on est deja parvenu a obtenir des grossissements de six mille fois, et a ramener la Lune a quarante milles environ (-- 16 lieues). Or, a cette distance, les objets ayant soixante pieds de cote sont parfaitement visibles. Si l'on n'a pas pousse plus loin la puissance de penetration des telescopes, c'est que cette puissance ne s'exerce qu'au detriment de leur clarte, et la Lune, qui n'est qu'un miroir reflechissant, n'envoie pas une lumiere assez intense pour qu'on puisse porter les grossissements au-dela de cette limite.

--Eh bien! que ferez-vous alors? demanda le general. Donnerez-vous a votre projectile un diametre de soixante pieds?

--Non pas!

--Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse?

--Parfaitement.

--Voila qui est fort! s'ecria J.-T. Maston.

--Oui, fort simple, repondit Barbicane. En effet, si je parviens a diminuer l'epaisseur de l'atmosphere que traverse la lumiere de la Lune, n'aurais-je pas rendu cette lumiere plus intense?

--Evidemment.

--Eh bien! pour obtenir ce resultat, il me suffira d'etablir un telescope sur quelque montagne elevee. Ce que nous ferons.

--Je me rends, je me rends, repondit le major. Vous avez une facon de simplifier les choses!... Et quel grossissement esperez-vous obtenir ainsi?

--Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramenera la Lune a cinq milles seulement, et, pour etre visibles, les objets n'auront plus besoin d'avoir que neuf pieds de diametre.

--Parfait! s'ecria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf pieds de diametre?

--Precisement.

--Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston, qu'il sera encore d'un poids tel, que...

--Oh! major, repondit Barbicane, avant de discuter son poids, laissez-moi vous dire que nos peres faisaient des merveilles en ce genre. Loin de moi la pensee de pretendre que la balistique n'ait pas progresse, mais il est bon de savoir que, des le Moyen Age, on obtenait des resultats surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants que les notres.

--Par exemple! repliqua Morgan.

--Justifiez vos paroles, s'ecria vivement J.-T. Maston.

--Rien n'est plus facile, repondit Barbicane; j'ai des exemples a l'appui de ma proposition. Ainsi, au siege de Constantinople par Mahomet II, en 1453, on lanca des boulets de pierre qui pesaient dix-neuf cents livres, et qui devaient etre d'une belle taille.

--Oh! oh! fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un gros chiffre!

--A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort Saint-Elme lancait des projectiles pesant deux mille cinq cents livres.

--Pas possible!

--Enfin, d'apres un historien francais, sous Louis XI, un mortier lancait une bombe de cinq cents livres seulement; mais cette bombe, partie de la Bastille, un endroit ou les fous enfermaient les sages, allait tomber a Charenton, un endroit ou les sages enferment les fous.

--Tres bien! dit J.-T. Maston.

--Depuis, qu'avons-nous vu, en somme? Les canons Armstrong lancer des boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman des projectiles d'une demi-tonne! Il semble donc que, si les projectiles ont gagne en portee, ils ont perdu en pesanteur. Or, si nous tournons nos efforts de ce cote, nous devons arriver avec le progres de la science, a decupler le poids des boulets de Mahomet II, et des chevaliers de Malte.

--C'est evident, repondit le major, mais quel metal comptez-vous donc employer pour le projectile?

--De la fonte de fer, tout simplement, dit le general Morgan.

--Peuh! de la fonte! s'ecria J.-T. Maston avec un profond dedain, c'est bien commun pour un boulet destine a se rendre a la Lune.

--N'exagerons pas, mon honorable ami, repondit Morgan; la fonte suffira.

--Eh bien! alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur est proportionnelle a son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds de diametre, sera encore d'un poids epouvantable!

--Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane.

--Creux! ce sera donc un obus?

--Ou l'on pourra mettre des depeches, repliqua J.-T. Maston, et des echantillons de nos productions terrestres!

--Oui, un obus, repondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet plein de cent huit pouces peserait plus de deux cent mille livres, poids evidemment trop considerable; cependant, comme il faut conserver une certaine stabilite au projectile, je propose de lui donner un poids de cinq mille livres.

--Quelle sera donc l'epaisseur de ses parois? demanda le major.

--Si nous suivons la proportion reglementaire, reprit Morgan, un diametre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au moins.

--Ce serait beaucoup trop, repondit Barbicane; remarquez-le bien, il ne s'agit pas ici d'un boulet destine a percer des plaques; il suffira donc de lui donner des parois assez fortes pour resister a la pression des gaz de la poudre. Voici donc le probleme: quelle epaisseur doit avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres? Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre seance tenante.

--Rien n'est plus facile", repliqua l'honorable secretaire du Comite.

Et ce disant, il traca quelques formules algebriques sur le papier; on vit apparaitre sous la plume des \(\pi\) et des \(x\) eleves a la deuxieme puissance. Il eut meme l'air d'extraire, sans y toucher, une certaine racine cubique, et dit:

"Les parois auront a peine deux pouces d'epaisseur.

--Sera-ce suffisant? demanda le major d'un air de doute.

--Non, repondit le president Barbicane, non, evidemment.

--Eh bien! alors, que faire? reprit Elphiston d'un air assez embarrasse.

--Employer un autre metal que la fonte.

--Du cuivre? dit Morgan.

--Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela a vous proposer.

--Quoi donc? dit le major.

--De l'aluminium, repondit Barbicane.

--De l'aluminium! s'ecrierent les trois collegues du president.

--Sans doute, mes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste francais, Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854, a obtenir l'aluminium en masse compacte. Or, ce precieux metal a la blancheur de l'argent, l'inalterabilite de l'or, la tenacite du fer, la fusibilite du cuivre et la legerete du verre; il se travaille facilement, il est extremement repandu dans la nature, puisque l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois plus leger que le fer, et il semble avoir ete cree tout expres pour nous fournir la matiere de notre projectile!

--Hurrah pour l'aluminium! s'ecria le secretaire du Comite, toujours tres bruyant dans ses moments d'enthousiasme.

--Mais, mon cher president, dit le major, est-ce que le prix de revient de l'aluminium n'est pas extremement eleve?

--Il l'etait, repondit Barbicane; aux premiers temps de sa decouverte, la livre d'aluminium coutait deux cent soixante a deux cent quatre-vingts dollars (-- environ 1,500 francs); puis elle est tombee a vingt-sept dollars (-- 150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf dollars (-- 48.75 F).

--Mais neuf dollars la livre, repliqua le major, qui ne se rendait pas facilement, c'est encore un prix enorme!

--Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.

--Que pesera donc le projectile? demanda Morgan.

--Voici ce qui resulte de mes calculs, repondit Barbicane; un boulet de cent huit pouces de diametre et de douze pouces [Trente centimetres; le pouce americain vaut 25 millimetres.] d'epaisseur peserait, s'il etait en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera reduit a dix-neuf mille deux cent cinquante livres.

--Parfait! s'ecria Maston, voila qui rentre dans notre programme.

--Parfait! parfait! repliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'a dix-huit dollars la livre, ce projectile coutera...

--Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (-- 928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes amis, l'argent ne fera pas defaut a notre entreprise, je vous en reponds.

--Il pleuvra dans nos caisses, repliqua J.-T. Maston.

--Eh bien! que pensez-vous de l'aluminium? demanda le president.

--Adopte, repondirent les trois membres du Comite.

--Quant a la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu, puisque, l'atmosphere une fois depassee, le projectile se trouvera dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur lui-meme, si cela lui plait, et se comportera a sa fantaisie."

Ainsi se termina la premiere seance du Comite; la question du projectile etait definitivement resolue, et J.-T. Maston se rejouit fort de la pensee d'envoyer un boulet d'aluminium aux Selenites, "ce qui leur donnerait une crane idee des habitants de la Terre"!

VIII

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L'HISTOIRE DU CANON


Les resolutions prises dans cette seance produisirent un grand effet au-dehors. Quelques gens timores s'effrayaient un peu a l'idee d'un boulet, pesant vingt mille livres, lance a travers l'espace. On se demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale suffisante a une pareille masse. Le proces verbal de la seconde seance du Comite devait repondre victorieusement a ces questions.

Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s'attablaient devant de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un veritable ocean de the. La discussion reprit aussitot son cours, et, cette fois, sans preambule.

"Mes chers collegues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de l'engin a construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition et de son poids. Il est probable que nous arriverons a lui donner des dimensions gigantesques; mais si grandes que soient les difficultes, notre genie industriel en aura facilement raison. Veuillez donc m'ecouter, et ne m'epargnez pas les objections a bout portant. Je ne les crains pas!"

Un grognement approbateur accueillit cette declaration.

"N'oublions pas, reprit Barbicane, a quel point notre discussion nous a conduits hier; le probleme se presente maintenant sous cette forme: imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde a un obus de cent huit pouces de diametre et d'un poids de vingt mille livres.

--Voila bien le probleme, en effet, repondit le major Elphiston.

--Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lance dans l'espace, que se passe-t-il? Il est sollicite par trois forces independantes, la resistance du milieu, l'attraction de la Terre et la force d'impulsion dont il est anime. Examinons ces trois forces. La resistance du milieu, c'est-a-dire la resistance de l'air, sera peu importante. En effet, l'atmosphere terrestre n'a que quarante milles (-- 16 lieues environ). Or, avec une rapidite de douze mille yards, le projectile l'aura traversee en cinq secondes, et ce temps est assez court pour que la resistance du milieu soit regardee comme insignifiante. Passons alors a l'attraction de la Terre, c'est-a-dire a la pesanteur de l'obus. Nous savons que cette pesanteur diminuera en raison inverse du carre des distances; en effet, voici ce que la physique nous apprend: quand un corps abandonne a lui-meme tombe a la surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 metres 90 centimetres dans la premiere seconde; a la distance ou se trouve la Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou 590 milliemes de ligne.] dans la premiere seconde, et si ce meme corps etait transporte a deux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux milles, autrement dit, a la distance ou se trouve la Lune, sa chute serait reduite a une demi-ligne environ dans la premiere seconde. C'est presque l'immobilite. Il s'agit donc de vaincre progressivement cette action de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous? Par la force d'impulsion.

--Voila la difficulte, repondit le major.

--La voila, en effet, reprit le president, mais nous en triompherons, car cette force d'impulsion qui nous est necessaire resultera de la longueur de l'engin et de la quantite de poudre employee, celle-ci n'etant limitee que par la resistance de celui-la. Occupons-nous donc aujourd'hui des dimensions a donner au canon. Il est bien entendu que nous pouvons l'etablir dans des conditions de resistance pour ainsi dire infinie, puisqu'il n'est pas destine a etre manoeuvre.

--Tout ceci est evident, repondit le general.

--Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos enormes Columbiads, n'ont pas depasse vingt-cinq pieds en longueur; nous allons donc etonner bien des gens par les dimensions que nous serons forces d'adopter.

--Eh! sans doute, s'ecria J.-T. Maston. Pour mon compte, je demande un canon d'un demi-mille au moins!

--Un demi-mille! s'ecrierent le major et le general.

--Oui! un demi-mille, et il sera encore trop court de moitie.

--Allons, Maston, repondit Morgan, vous exagerez.

--Non pas! repliqua le bouillant secretaire, et je ne sais vraiment pourquoi vous me taxez d'exageration.

--Parce que vous allez trop loin!

--Sachez, monsieur, repondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs, sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller trop loin!"

La discussion tournait aux personnalites, mais le president intervint.

"Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut evidemment un canon d'une grande volee, puisque la longueur de la piece accroitra la detente des gaz accumules sous le projectile, mais il est inutile de depasser certaines limites.

--Parfaitement, dit le major.

--Quelles sont les regles usitees en pareil cas? Ordinairement la longueur d'un canon est vingt a vingt-cinq fois le diametre du boulet, et il pese deux cent trente-cinq a deux cent quarante fois son poids.

--Ce n'est pas assez, s'ecria J.-T. Maston avec impetuosite.

--J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille livres, l'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds et un poids de sept millions deux cent mille livres.

--C'est ridicule, repartit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet!

--Je le pense aussi, repondit Barbicane, c'est pourquoi je me propose de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents pieds."

Le general et le major firent quelques objections; mais neanmoins cette proposition, vivement soutenue par le secretaire du Gun-Club, fut definitivement adoptee.

"Maintenant, dit Elphiston, quelle epaisseur donner a ses parois.

--Une epaisseur de six pieds, repondit Barbicane.

--Vous ne pensez sans doute pas a dresser une pareille masse sur un affut? demanda le major.

--Ce serait pourtant superbe! dit J.-T. Maston.

--Mais impraticable, repondit Barbicane. Non, je songe a couler cet engin dans le sol meme, a le fretter avec des cercles de fer forge, et enfin a l'entourer d'un epais massif de maconnerie a pierre et a chaux, de telle facon qu'il participe de toute la resistance du terrain environnant. Une fois la piece fondue, l'ame sera soigneusement alesee et calibree, de maniere a empecher le vent [C'est l'espace qui existe quelquefois entre le projectile et l'ame de la piece.] du boulet; ainsi il n'y aura aucune deperdition de gaz, et toute la force expansive de la poudre sera employee a l'impulsion.

--Hurrah! hurrah! fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon.

--Pas encore! repondit Barbicane en calmant de la main son impatient ami.

--Et pourquoi?

--Parce que nous n'avons pas discute sa forme. Sera-ce un canon, un obusier ou un mortier?

--Un canon, repliqua Morgan.

--Un obusier, repartit le major.

--Un mortier!" s'ecria J.-T. Maston.

Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun preconisant son arme favorite, lorsque le president l'arreta net.

"Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiad tiendra de ces trois bouches a feu a la fois. Ce sera un canon, puisque la chambre de la poudre aura le meme diametre que l'ame. Ce sera un obusier, puisqu'il lancera un obus. Enfin, ce sera un mortier, puisqu'il sera braque sous un angle de quatre-vingt-dix degres, et que, sans recul possible, inebranlablement fixe au sol, il communiquera au projectile toute la puissance d'impulsion accumulee dans ses flancs.

--Adopte, adopte, repondirent les membres du Comite.

--Une simple reflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il raye?

--Non, repondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale enorme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des canons rayes que des canons a ame lisse.

--C'est juste.

--Enfin, nous le tenons, cette fois! repeta J.-T. Maston.

--Pas tout a fait encore, repliqua le president.

--Et pourquoi?

--Parce que nous ne savons pas encore de quel metal il sera fait.

--Decidons-le sans retard.

--J'allais vous le proposer."

Les quatre membres du Comite avalerent chacun une douzaine de sandwiches suivis d'un bol de the, et la discussion recommenca.

"Mes braves collegues, dit Barbicane, notre canon doit etre d'une grande tenacite, d'une grande durete, infusible a la chaleur, indissoluble et inoxydable a l'action corrosive des acides.

--Il n'y a pas de doute a cet egard, repondit le major, et comme il faudra employer une quantite considerable de metal, nous n'aurons pas l'embarras du choix.

--Eh bien! alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici, c'est-a-dire cent parties de cuivre, douze parties d'etain et six parties de laiton.

--Mes amis, repondit le president, j'avoue que cette composition a donne des resultats excellents; mais, dans l'espece, elle couterait trop cher et serait d'un emploi fort difficile. Je pense donc qu'il faut adopter une matiere excellente, mais a bas prix, telle que la fonte de fer. N'est-ce pas votre avis, major?

--Parfaitement, repondit Elphiston.

--En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coute dix fois moins que le bronze; elle est facile a fondre, elle se coule simplement dans des moules de sable, elle est d'une manipulation rapide; c'est donc a la fois economie d'argent et de temps. D'ailleurs, cette matiere est excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au siege d'Atlanta, des pieces en fonte ont tire mille coups chacune de vingt minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert.

--Cependant, la fonte est tres cassante, repondit Morgan.

--Oui, mais tres resistante aussi; d'ailleurs, nous n'eclaterons pas, je vous en reponds.

--On peut eclater et etre honnete, repliqua sentencieusement J.-T. Maston.

--Evidemment, repondit Barbicane. Je vais donc prier notre digne secretaire de calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents pieds, d'un diametre interieur de neuf pieds, avec parois de six pieds d'epaisseur.

--A l'instant", repondit J.-T. Maston.

Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une merveilleuse facilite, et dit au bout d'une minute:

"Ce canon pesera soixante-huit mille quarante tonnes ( -- 68,040,000 kg).

--Et a deux cents la livre (-- 10 centimes), il coutera?...

--Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (-- 13,608,000 francs)."

J.-T. Maston, le major et le general regarderent Barbicane d'un air inquiet.

"Eh bien! messieurs, dit le president, je vous repeterai ce que je vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront pas!"

Sur cette assurance de son president, le Comite se separa, apres avoir remis au lendemain soir sa troisieme seance.

IX

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LA QUESTION DES POUDRES


Restait a traiter la question des poudres. Le public attendait avec anxiete cette derniere decision. La grosseur du projectile, la longueur du canon etant donnees, quelle serait la quantite de poudre necessaire pour produire l'impulsion? Cet agent terrible, dont l'homme a cependant maitrise les effets, allait etre appele a jouer son role dans des proportions inaccoutumees.

On sait generalement et l'on repete volontiers que la poudre fut inventee au XIVe siecle par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa grande decouverte. Mais il est a peu pres prouve maintenant que cette histoire doit etre rangee parmi les legendes du Moyen Age. La poudre n'a ete inventee par personne; elle derive directement des feux gregeois, composes comme elle de soufre et de salpetre. Seulement, depuis cette epoque, ces melanges, qui n'etaient que des melanges fusants, se sont transformes en melanges detonants.

Mais si les erudits savent parfaitement la fausse histoire de la poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance mecanique. Or, c'est ce qu'il faut connaitre pour comprendre l'importance de la question soumise au Comite.

Ainsi un litre de poudre pese environ deux livres (-- 900 grammes [La livre americaine est de 453 g.]); il produit en s'enflammant quatre cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l'action d'une temperature portee a deux mille quatre cents degres, occupent l'espace de quatre mille litres. Donc le volume de la poudre est aux volumes des gaz produits par sa deflagration comme un est a quatre mille. Que l'on juge alors de l'effrayante poussee de ces gaz lorsqu'ils sont comprimes dans un espace quatre mille fois trop resserre.

Voila ce que savaient parfaitement les membres du Comite quand le lendemain ils entrerent en seance. Barbicane donna la parole au major Elphiston, qui avait ete directeur des poudres pendant la guerre.

"Mes chers camarades, dit ce chimiste distingue, je vais commencer par des chiffres irrecusables qui nous serviront de base. Le boulet de vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T. Maston en termes si poetiques, n'est chasse de la bouche a feu que par seize livres de poudre seulement.

--Vous etes certain du chiffre? demanda Barbicane.

--Absolument certain, repondit le major. Le canon Armstrong n'emploie que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents livres, et la Columbiad Rodman ne depense que cent soixante livres de poudre pour envoyer a six milles son boulet d'une demi-tonne. Ces faits ne peuvent etre mis en doute, car je les ai releves moi-meme dans les proces-verbaux du Comite d'artillerie.

--Parfaitement, repondit le general.

--Eh bien! reprit le major, voici la consequence a tirer de ces chiffres, c'est que la quantite de poudre n'augmente pas avec le poids du boulet: en effet, s'il fallait seize livres de poudre pour un boulet de vingt-quatre; en d'autres termes, si, dans les canons ordinaires, on emploie une quantite de poudre pesant les deux tiers du poids du projectile, cette proportionnalite n'est pas constante. Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une demi-tonne, au lieu de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantite a ete reduite a cent soixante livres seulement.

--Ou voulez-vous en venir? demanda le president.

--Si vous poussez votre theorie a l'extreme, mon cher major, dit J.-T. Maston, vous arriverez a ceci, que, lorsque votre boulet sera suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout.

--Mon ami Maston est folatre jusque dans les choses serieuses, repliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bientot des quantites de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur. Seulement je tiens a constater que, pendant la guerre, et pour les plus gros canons, le poids de la poudre a ete reduit, apres experience, au dixieme du poids du boulet.

--Rien n'est plus exact, dit Morgan. Mais avant de decider la quantite de poudre necessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il est bon de s'entendre sur sa nature.

--Nous emploierons de la poudre a gros grains, repondit le major; sa deflagration est plus rapide que celle du pulverin.

--Sans doute, repliqua Morgan, mais elle est tres brisante et finit par alterer l'ame des pieces.

--Bon! ce qui est un inconvenient pour un canon destine a faire un long service n'en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons aucun danger d'explosion, il faut que la poudre s'enflamme instantanement, afin que son effet mecanique soit complet.

--On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumieres, de facon a mettre le feu sur divers points a la fois.

--Sans doute, repondit Elphiston, mais cela rendrait la manoeuvre plus difficile. J'en reviens donc a ma poudre a gros grains, qui supprime ces difficultes.

--Soit, repondit le general.

--Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une poudre a grains gros comme des chataignes, faite avec du charbon de saule simplement torrefie dans des chaudieres de fonte. Cette poudre etait dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main, renfermait dans une grande proportion de l'hydrogene et de l'oxygene, deflagrait instantanement, et, quoique tres brisante, ne deteriorait pas sensiblement les bouches a feu.

--Eh bien! il me semble, repondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas a hesiter, et que notre choix est tout fait.

--A moins que vous ne preferiez de la poudre d'or", repliqua le major en riant, ce qui lui valut un geste menacant du crochet de son susceptible ami.

Jusqu'alors Barbicane s'etait tenu en dehors de la discussion. Il laissait parler, il ecoutait. Il avait evidemment une idee. Aussi se contenta-t-il simplement de dire:

"Maintenant, mes amis, quelle quantite de poudre proposez-vous?"

Les trois membres du Gun-Club entre-regarderent un instant.

"Deux cent mille livres, dit enfin Morgan.

--Cinq cent mille, repliqua le major.

--Huit cent mille livres! " s'ecria J.-T. Maston.

Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collegue d'exageration. En effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'a la Lune un projectile pesant vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille yards par seconde. Un moment de silence suivit donc la triple proposition faite par les trois collegues.

Il fut enfin rompu par le president Barbicane.

"Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce principe que la resistance de notre canon construit dans des conditions voulues est illimitee. Je vais donc surprendre l'honorable J.-T. Maston en lui disant qu'il a ete timide dans ses calculs, et je proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre.

--Seize cent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa chaise.

--Tout autant.

--Mais alors il faudra en revenir a mon canon d'un demi-mille de longueur.

--C'est evident, dit le major.

--Seize cent mille livres de poudre, reprit le secretaire du Comite, occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de 800 metres cubes.] environ; or, comme votre canon n'a qu'une contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille metres cubes.], il sera a moitie rempli, et l'ame ne sera plus assez longue pour que la detente des gaz imprime au projectile une suffisante impulsion."

Il n'y avait rien a repondre. J.-T. Maston disait vrai. On regarda Barbicane.

"Cependant, reprit le president, je tiens a cette quantite de poudre. Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance a six milliards de litres de gaz. Six milliards! Vous entendez bien?

--Mais alors comment faire? demanda le general.

--C'est tres simple; il faut reduire cette enorme quantite de poudre, tout en lui conservant cette puissance mecanique.

--Bon! mais par quel moyen?

--Je vais vous le dire", repondit simplement Barbicane.

Ses interlocuteurs le devorerent des yeux.

"Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette masse de poudre a un volume quatre fois moins considerable. Vous connaissez tous cette matiere curieuse qui constitue les tissus elementaires des vegetaux, et qu'on nomme cellulose.

--Ah! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane.

--Cette matiere, dit le president, s'obtient a l'etat de purete parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n'est autre chose que le poil des graines du cotonnier. Or, le coton, combine avec l'acide azotique a froid, se transforme en une substance eminemment insoluble, eminemment combustible, eminemment explosive. Il y a quelques annees, en 1832, un chimiste francais, Braconnot, decouvrit cette substance, qu'il appela xyloidine. En 1838, un autre Francais, Pelouze, en etudia les diverses proprietes, et enfin, en 1846, Shonbein, professeur de chimie a Bale, la proposa comme poudre de guerre. Cette poudre, c'est le coton azotique...

--Ou pyroxyle, repondit Elphiston.

--Ou fulmi-coton, repliqua Morgan.

--Il n'y a donc pas un nom d'Americain a mettre au bas de cette decouverte? s'ecria J.-T. Maston, pousse par un vif sentiment d'amour-propre national.

--Pas un, malheureusement, repondit le major.

--Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le president, je lui dirai que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent etre rattaches a l'etude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous dans l'ether additionne d'alcool, et il a ete decouvert par Maynard, alors etudiant en medecine a Boston.

--Eh bien! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton! s'ecria le bruyant secretaire du Gun-Club.

--Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez ses proprietes, qui vont nous le rendre si precieux; il se prepare avec la plus grande facilite; du coton plonge dans de l'acide azotique fumant [Ainsi nomme, parce que, au contact de l'air humide, il repand d'epaisses fumees blanchatres.], pendant quinze minutes, puis lave a grande eau, puis seche, et voila tout.

--Rien de plus simple, en effet, dit Morgan.

--De plus, le pyroxyle est inalterable a l'humidite, qualite precieuse a nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour charger le canon; son inflammabilite a lieu a cent soixante-dix degres au lieu de deux cent quarante, et sa deflagration est si subite, qu'on peut l'enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps de prendre feu.

--Parfait, repondit le major.

--Seulement il est plus couteux.

--Qu'importe? fit J.-T. Maston.

--Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois superieure a celle de la poudre. J'ajouterai meme que, si l'on y mele les huit dixiemes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance expansive est encore augmentee dans une grande proportion.

--Sera-ce necessaire? demanda le major.

--Je ne le pense pas, repondit Barbicane. Ainsi donc, au lieu de seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que quatre cent mille livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimer cinq cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette matiere n'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad. De cette facon, le boulet aura plus de sept cents pieds d'ame a parcourir sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son vol vers l'astre des nuits!"

A cette periode, J.-T. Maston ne put contenir son emotion; il se jeta dans les bras de son ami avec la violence d'un projectile, et il l'aurait defonce, si Barbicane n'eut ete bati a l'epreuve de la bombe.

Cet incident termina la troisieme seance du Comite. Barbicane et ses audacieux collegues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de resoudre la question si complexe du projectile, du canon et des poudres. Leur plan etant fait, il n'y avait qu'a l'executer.

"Un simple detail, une bagatelle", disait J.-T. Maston.

[NOTA -- Dans cette discussion le president Barbicane revendique pour l'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreur, n'en deplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude de deux noms.

En 1847, Maynard, etudiant en medecine a Boston, a bien eu l'idee d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion etait connu en 1846. C'est a un Francais, un esprit tres distingue, un savant tout a la fois peintre, poete, philosophe, helleniste et chimiste, M. Louis Menard, que revient l'honneur de cette grande decouverte. -- J. V.]


X

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UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS


Le public americain trouvait un puissant interet dans les moindres details de l'entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les discussions du Comite. Les plus simples preparatifs de cette grande experience, les questions de chiffres qu'elle soulevait, les difficultes mecaniques a resoudre, en un mot, "sa mise en train", voila ce qui le passionnait au plus haut degre.

Plus d'un an allait s'ecouler entre le commencement des travaux et leur achevement; mais ce laps de temps ne devait pas etre vide d'emotions; l'emplacement a choisir pour le forage, la construction du moule, la fonte de la Columbiad, son chargement tres perilleux, c'etait la plus qu'il ne fallait pour exciter la curiosite publique. Le projectile, une fois lance, echapperait aux regards en quelques dixiemes de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se comporterait dans l'espace, de quelle facon il atteindrait la Lune, c'est ce qu'un petit nombre de privilegies verraient seuls de leurs propres yeux. Ainsi donc, les preparatifs de l'experience, les details precis de l'execution en constituaient alors le veritable interet.

Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout d'un coup surexcite par un incident.

On sait quelles nombreuses legions d'admirateurs et d'amis le projet Barbicane avait ralliees a son auteur. Pourtant, si honorable, si extraordinaire qu'elle fut, cette majorite ne devait pas etre l'unanimite. Un seul homme, un seul dans tous les Etats de l'Union, protesta contre la tentative du Gun-Club; il l'attaqua avec violence, a chaque occasion; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut plus sensible a cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de tous les autres.

Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'ou venait cette inimitie solitaire, pourquoi elle etait personnelle et d'ancienne date, enfin dans quelle rivalite d'amour-propre elle avait pris naissance.

Cet ennemi perseverant, le president du Gun-Club ne l'avait jamais vu. Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eut certainement entraine de facheuses consequences. Ce rival etait un savant comme Barbicane, une nature fiere, audacieuse, convaincue, violente, un pur Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait Philadelphie.

Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'etablit pendant la guerre federale entre le projectile et la cuirasse des navires blindes; celui-la destine a percer celle-ci; celle-ci decidee a ne point se laisser percer. De la une transformation radicale de la marine dans les Etats des deux continents. Le boulet et la plaque lutterent avec un acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre s'epaississant dans une proportion constante. Les navires, armes de pieces formidables, marchaient au feu sous l'abri de leur invulnerable carapace. Les Merrimac, les Monitor, les Ram-Tenesse, les Weckausen [Navires de la marine americaine.] lancaient des projectiles enormes, apres s'etre cuirasses contre les projectiles des autres. Ils faisaient a autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur fit, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la guerre.

Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un grand forgeur de plaques. L'un fondait nuit et jour a Baltimore, et l'autre forgeait jour et nuit a Philadelphie. Chacun suivait un courant d'idees essentiellement oppose.

Aussitot que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait une nouvelle plaque. Le president du Gun-Club passait sa vie a percer des trous, le capitaine a l'en empecher. De la une rivalite de tous les instants qui allait jusqu'aux personnes. Nicholl apparaissait dans les reves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse impenetrable contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de Nicholl, comme un projectile qui le percait de part en part.

Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants auraient fini par se rencontrer, en depit de tous les axiomes de geometrie; mais alors c'eut ete sur le terrain du duel. Fort heureusement pour ces citoyens si utiles a leur pays, une distance de cinquante a soixante milles les separait l'un de l'autre, et leurs amis herisserent la route de tels obstacles qu'ils ne se rencontrerent jamais.

Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emporte sur l'autre, on ne savait trop; les resultats obtenus rendaient difficile une juste appreciation. Il semblait cependant, en fin de compte, que la cuirasse devait finir par ceder au boulet.

Neanmoins, il y avait doute pour les hommes competents. Aux dernieres experiences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se ficher comme des epingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-la, le forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n'eut plus assez de mepris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut en rabattre. En effet ces projectiles, quoique animes d'une vitesse mediocre [Le poids de la poudre employee n'etait que l/12 du poids de l'obus.], briserent, trouerent, firent voler en morceaux les plaques du meilleur metal.

Or, les choses en etaient a ce point, la victoire semblait devoir rester au boulet, quand la guerre finit le jour meme ou Nicholl terminait une nouvelle cuirasse d'acier forge! C'etait un chef-d'oeuvre dans son genre; elle defiait tous les projectiles du monde. Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en provoquant le president du Gun-Club a la briser. Barbicane, la paix etant faite, ne voulut pas tenter l'experience.

Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc des boulets les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques. Refus du president qui, decidement, ne voulait pas compromettre son dernier succes.

Nicholl, surexcite par cet entetement inqualifiable, voulut tenter Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa de mettre sa plaque a deux cents yards du canon. Barbicane de s'obstiner dans son refus. A cent yards? Pas meme a soixante-quinze.

"A cinquante alors, s'ecria le capitaine par la voix des journaux, a vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derriere!"

Barbicane fit repondre que, quand meme le capitaine Nicholl se mettrait devant, il ne tirerait pas davantage.

Nicholl, a cette replique, ne se contint plus; il en vint aux personnalites; il insinua que la poltronnerie etait indivisible; que l'homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien pres d'en avoir peur; qu'en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant a six milles de distance ont prudemment remplace le courage individuel par les formules mathematiques, et qu'au surplus il y a autant de bravoure a attendre tranquillement un boulet derriere une plaque, qu'a l'envoyer dans toutes les regles de l'art.

A ces insinuations Barbicane ne repondit rien; peut-etre meme ne les connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise l'absorbaient entierement.

Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colere du capitaine Nicholl fut portee a son paroxysme. Il s'y melait une supreme jalousie et un sentiment absolu d'impuissance! Comment inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents pieds! Quelle cuirasse resisterait jamais a un projectile de vingt mille livres! Nicholl demeura d'abord atterre, aneanti, brise sous ce "coup de canon" puis il se releva, et resolut d'ecraser la proposition du poids de ses arguments.

Il attaqua donc tres violemment les travaux du Gun-Club; il publia nombre de lettres que les journaux ne se refuserent pas a reproduire. Il essaya de demolir scientifiquement l'oeuvre de Barbicane. Une fois la guerre entamee, il appela a son aide des raisons de tout ordre, et, a vrai dire, trop souvent specieuses et de mauvais aloi.

D'abord, Barbicane fut tres violemment attaque dans ses chiffres; Nicholl chercha a prouver par A + B la faussete de ses formules, et il l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique. Entre autres erreurs, et suivant ses calculs a lui, Nicholl, il etait absolument impossible d'imprimer a un corps quelconque une vitesse de douze mille yards par seconde; il soutint, l'algebre a la main, que, meme avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne franchirait les limites de l'atmosphere terrestre! Il n'irait seulement pas a huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne resisterait pas a la pression des gaz developpes par l'inflammation de seize cents mille livres de poudre, et resistat-il a cette pression, du moins il ne supporterait pas une pareille temperature, il fondrait a sa sortie de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crane des imprudents spectateurs.

Barbicane, a ces attaques, ne sourcilla pas et continua son oeuvre.

Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son inutilite a tous les points de vue, il regarda l'experience comme fort dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur presence un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce deplorable canon; il fit egalement remarquer que si le projectile n'atteignait pas son but, resultat absolument impossible, il retomberait evidemment sur la Terre, et que la chute d'une pareille masse, multipliee par le carre de sa vitesse, compromettrait singulierement quelque point du globe. Donc, en pareille circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres, il etait des cas ou l'intervention du gouvernement devenait necessaire, et il ne fallait pas engager la surete de tous pour le bon plaisir d'un seul.

On voit a quelle exageration se laissait entrainer le capitaine Nicholl. Il etait seul de son opinion. Aussi personne ne tint compte de ses malencontreuses propheties. On le laissa donc crier a son aise, et jusqu'a s'epoumoner, puisque cela lui convenait. Il se faisait le defenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais on ne l'ecoutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au president du Gun-Club. Celui-ci, d'ailleurs, ne prit meme pas la peine de retorquer les arguments de son rival.

Nicholl, accule dans ses derniers retranchements, et ne pouvant meme pas payer de sa personne dans sa cause, resolut de payer de son argent. Il proposa donc publiquement dans l'Enquirer de Richmond une serie de paris concus en ces termes et suivant une proportion croissante.

Il paria:

1� Que les fonds necessaires a l'entreprise

du Gun-Club ne seraient pas faits, ci... 1000 dollars


2� Que l'operation de la fonte d'un canon

de neuf cents pieds etait impraticable

et ne reussirait pas, ci.............. 2000 --


3� Qu'il serait impossible de charger la

Columbiad, et que le pyroxyle prendrait

feu de lui-meme sous la pression du

projectile, ci...................... 3000 --


4� Que la Columbiad eclaterait au premier

coup, ci............................... 4000 --


5� Que le boulet n'irait pas seulement a

six milles et retomberait quelques

secondes apres avoir ete lance, si... 5000 --


On le voit c'etait une somme importante que risquait le capitaine dans son invincible entetement. Il ne s'agissait pas moins de quinze mille dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.].

Malgre l'importance du pari, le 19 mai, il recut un pli cachete, d'un laconisme superbe et concu en ces termes:

Baltimore, 18 octobre.


Tenu.

BARBICANE.


XI

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FLORIDE ET TEXAS


Cependant, une question restait encore a decider: il fallait choisir un endroit favorable a l'experience. Suivant la recommandation de l'Observatoire de Cambridge, le tir devait etre dirige perpendiculairement au plan de l'horizon, c'est-a-dire vers le zenith; or, la Lune ne monte au zenith que dans les lieux situes entre 0� et 28� de latitude, en d'autres termes, sa declinaison n'est que de 28� [La declinaison d'un astre est sa latitude dans la sphere celeste; l'ascension droite en est la longitude.]. Il s'agissait donc de determiner exactement le point du globe ou serait fondue l'immense Columbiad.

Le 20 octobre, le Gun-Club etant reuni en seance generale, Barbicane apporta une magnifique carte des Etats-Unis de Z. Belltropp. Mais, sans lui laisser le temps de la deployer, J.-T. Maston avait demande la parole avec sa vehemence habituelle, et parle en ces termes:

"Honorables collegues, la question qui va se traiter aujourd'hui a une veritable importance nationale, et elle va nous fournir l'occasion de faire un grand acte de patriotisme."

Les membres du Gun-Club se regarderent sans comprendre ou l'orateur voulait en venir.

"Aucun de vous, reprit-il, n'a la pensee de transiger avec la gloire de son pays, et s'il est un droit que l'Union puisse revendiquer, c'est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles...

--Brave Maston... dit le president.

--Permettez-moi de developper ma pensee, reprit l'orateur. Dans les circonstances actuelles, nous sommes forces de choisir un lieu assez rapproche de l'equateur, pour que l'experience se fasse dans de bonnes conditions...

--Si vous voulez bien... dit Barbicane.

--Je demande la libre discussion des idees, repliqua le bouillant J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s'elancera notre glorieux projectile doit appartenir a l'Union.

--Sans doute! repondirent quelques membres.

--Eh bien! puisque nos frontieres ne sont pas assez etendues, puisque au sud l'Ocean nous oppose une barriere infranchissable, puisqu'il nous faut chercher au-dela des Etats-Unis et dans un pays limitrophe ce vingt-huitieme parallele, c'est la un casus belli legitime, et je demande que l'on declare la guerre au Mexique!

--Mais non! mais non! s'ecria-t-on de toutes parts.

--Non! repliqua J.-T. Maston. Voila un mot que je m'etonne d'entendre dans cette enceinte!

--Mais ecoutez donc!...

--Jamais! jamais! s'ecria le fougueux orateur. Tot ou tard cette guerre se fera, et je demande qu'elle eclate aujourd'hui meme.

--Maston, dit Barbicane en faisant detonner son timbre avec fracas, je vous retire la parole!"

Maston voulut repliquer, mais quelques-uns de ses collegues parvinrent a le contenir.

"Je conviens, dit Barbicane, que l'experience ne peut et ne doit etre tentee que sur le sol de l'Union, mais si mon impatient ami m'eut laisse parler, s'il eut jete les yeux sur une carte, il saurait qu'il est parfaitement inutile de declarer la guerre a nos voisins, car certaines frontieres des Etats-Unis s'etendent au-dela du vingt-huitieme parallele. Voyez, nous avons a notre disposition toute la partie meridionale du Texas et des Florides."

L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce ne fut pas sans regret que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc decide que la Columbiad serait coulee, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de la Floride. Mais cette decision devait creer une rivalite sans exemple entre les villes de ces deux Etats.

Le vingt-huitieme parallele, a sa rencontre avec la cote americaine, traverse la peninsule de la Floride et la divise en deux parties a peu pres egales. Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend l'arc forme par les cotes de l'Alabama, du Mississippi et de la Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se prolonge a travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n'y avait donc que les portions du Texas et de la Floride, situees au-dessous de ce parallele, qui fussent dans les conditions de latitude recommandees par l'Observatoire de Cambridge.

La Floride, dans sa partie meridionale, ne compte pas de cites importantes. Elle est seulement herissee de forts eleves contre les Indiens errants. Une seule ville, Tampa-Town, pouvait reclamer en faveur de sa situation et se presenter avec ses droits.

Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les cites situees sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans l'Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Cameron, formerent une ligue imposante contre les pretentions de la Floride.

Aussi, la decision a peine connue, les deputes texiens et floridiens arriverent a Baltimore par le plus court; a partir de ce moment, le president Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent assieges jour et nuit de reclamations formidables. Si sept villes de la Grece se disputerent l'honneur d'avoir vu naitre Homere, deux Etats tout entiers menacaient d'en venir aux mains a propos d'un canon.

On vit alors ces "freres feroces" se promener en armes dans les rues de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit etait a craindre, qui aurait eu des consequences desastreuses. Heureusement la prudence et l'adresse du president Barbicane conjurerent ce danger. Les demonstrations personnelles trouverent un derivatif dans les journaux des divers Etats. Ce fut ainsi que le New York Herald et la Tribune soutinrent le Texas, tandis que le Times et l'American Review prirent fait et cause pour les deputes floridiens. Les membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre.

Le Texas arrivait fierement avec ses vingt-six comtes, qu'il semblait mettre en batterie; mais la Floride repondait que douze comtes pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit.

Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indigenes, mais la Floride, moins vaste, se vantait d'etre plus peuplee avec cinquante-six mille. D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoir une specialite de fievres paludeennes qui lui coutaient, bon an mal an, plusieurs milliers d'habitants. Et elle n'avait pas tort.

A son tour, le Texas repliquait qu'en fait de fievres la Floride n'avait rien a lui envier, et qu'il etait au moins imprudent de traiter les autres de pays malsains, quand on avait l'honneur de posseder le "vomito negro" a l'etat chronique. Et il avait raison.

"D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du New York Herald, on doit des egards a un Etat ou pousse le plus beau coton de toute l'Amerique, un Etat qui produit le meilleur chene vert pour la construction des navires, un Etat qui renferme de la houille superbe et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de minerai pur."

A cela l'American Review repondait que le sol de la Floride, sans etre aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et la fonte de la Columbiad, car il etait compose de sable et de terre argileuse.

"Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les communications avec la Floride sont difficiles, tandis que la cote du Texas offre la baie de Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les flottes du monde entier.

--Bon! repetaient les journaux devoues aux Floridiens, vous nous la donnez belle avec votre baie de Galveston situee au-dessus du vingt-neuvieme parallele. N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santo, ouverte precisement sur le vingt-huitieme degre de latitude, et par laquelle les navires arrivent directement a Tampa-Town?

--Jolie baie! repondait le Texas, elle est a demi ensablee!

--Ensables vous-memes! s'ecriait la Floride. Ne dirait-on pas que je suis un pays de sauvages?

--Ma foi, les Seminoles courent encore vos prairies!

--Eh bien! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilises!"

La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride essaya d'entrainer son adversaire sur un autre terrain, et un matin le Times insinua que, l'entreprise etant "essentiellement americaine", elle ne pouvait etre tentee que sur un territoire "essentiellement americain"!

A ces mots le Texas bondit: "Americains! s'ecria-t-il, ne le sommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride n'ont-ils pas ete incorpores tous les deux a l'Union en 1845?

--Sans doute, repondit le Times, mais nous appartenons aux Americains depuis 1820.

--Je le crois bien, repliqua la Tribune; apres avoir ete Espagnols ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux Etats-Unis pour cinq millions de dollars!

--Et qu'importe! repliquerent les Floridiens, devons-nous en rougir? En 1803, n'a-t-on pas achete la Louisiane a Napoleon au prix de seize millions de dollars [Quatre-vingt-deux millions de francs.]?

--C'est une honte! s'ecrierent alors les deputes du Texas. Un miserable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait independant lui-meme, qui a chasse les Mexicains le 2 mars 1836, qui s'est declare republique federative apres la victoire remportee par Samuel Houston aux bords du San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna! Un pays enfin qui s'est adjoint volontairement aux Etats-Unis d'Amerique!

--Parce qu'il avait peur des Mexicains!" repondit la Floride.

Peur! Du jour ou ce mot, vraiment trop vif, fut prononce, la position devint intolerable. On s'attendit a un egorgement des deux partis dans les rues de Baltimore. On fut oblige de garder les deputes a vue.

Le president Barbicane ne savait ou donner de la tete. Les notes, les documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison. Quel parti devait-il prendre? Au point de vue de l'appropriation du sol, de la facilite des communications, de la rapidite des transports, les droits des deux Etats etaient veritablement egaux. Quant aux personnalites politiques, elles n'avaient que faire dans la question.

Or, cette hesitation, cet embarras durait deja depuis longtemps, quand Barbicane resolut d'en sortir; il reunit ses collegues, et la solution qu'il leur proposa fut profondement sage, comme on va le voir.

"En considerant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la Floride et le Texas, il est evident que les memes difficultes se reproduiront entre les villes de l'Etat favorise. La rivalite descendra du genre a l'espece, de l'Etat a la Cite, et voila tout. Or, le Texas possede onze villes dans les conditions voulues, qui se disputeront l'honneur de l'entreprise et nous creeront de nouveaux ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une. Va donc pour la Floride et pour Tampa-Town!"

Cette decision, rendue publique, atterra les deputes du Texas. Ils entrerent dans une indescriptible fureur et adresserent des provocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Les magistrats de Baltimore n'eurent plus qu'un parti a prendre, et ils le prirent. On fit chauffer un train special, on y embarqua les Texiens bon gre mal gre, et ils quitterent la ville avec une rapidite de trente milles a l'heure.

Mais, si vite qu'ils fussent emportes, ils eurent le temps de jeter un dernier et menacant sarcasme a leurs adversaires.

Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'ile resserree entre deux mers, ils pretendirent qu'elle ne resisterait pas a la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon.

"Eh bien! qu'elle saute!" repondirent les Floridiens avec un laconisme digne des temps antiques.


XII

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URBI ET ORBI


Les difficultes astronomiques, mecaniques, topographiques une fois resolues, vint la question d'argent. Il s'agissait de se procurer une somme enorme pour l'execution du projet. Nul particulier, nul Etat meme n'aurait pu disposer des millions necessaires.

Le president Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise fut americaine, d'en faire une affaire d'un interet universel et de demander a chaque peuple sa cooperation financiere. C'etait a la fois le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s'etendit de Baltimore au monde entier, urbi et orbi.

Cette souscription devait reussir au-dela de toute esperance. Il s'agissait cependant de sommes a donner, non a preter. L'operation etait purement desinteressee dans le sens litteral du mot, et n'offrait aucune chance de benefice.

Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'etait pas arrete aux frontieres des Etats-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le Pacifique, envahissant a la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et l'Oceanie. Les observatoires de l'Union se mirent en rapport immediat avec les observatoires des pays etrangers; les uns, ceux de Paris, de Petersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie, de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de Benares, de Madras, de Peking, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club; les autres garderent une prudente expectative.

Quant a l'observatoire de Greenwich, approuve par les vingt-deux autres etablissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net; il nia hardiment la possibilite du succes, et se rangea aux theories du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diverses societes savantes promettaient d'envoyer des delegues a Tampa-Town, le bureau de Greenwich, reuni en seance, passa brutalement a l'ordre du jour sur la proposition Barbicane. C'etait la de la belle et bonne jalousie anglaise. Pas autre chose.

En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de la il passa parmi les masses, qui, en general, se passionnerent pour la question. Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient etre appelees a souscrire un capital considerable.

Le president Barbicane, le 8 octobre, avait lance un manifeste empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel "a tous les hommes de bonne volonte sur la Terre". Ce document, traduit en toutes langues, reussit beaucoup.

Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de l'Union pour se centraliser a la banque de Baltimore, 9, Baltimore street; puis on souscrivit dans les differents Etats des deux continents:

A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;

A Petersbourg, chez Stieglitz et Ce;

A Paris, au Credit mobilier;

A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;

A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;

A Turin, chez Ardouin et Ce;

A Berlin, chez Mendelssohn;

A Geneve, chez Lombard, Odier et Ce;

A Constantinople, a la Banque Ottomane;

A Bruxelles, chez S. Lambert;

A Madrid, chez Daniel Weisweller;

A Amsterdam, au Credit Neerlandais;

A Rome, chez Torlonia et Ce;

A Lisbonne, chez Lecesne;

A Copenhague, a la Banque privee;

A Buenos Aires, a la Banque Maua;

A Rio de Janeiro, meme maison;

A Montevideo, meme maison;

A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;

A Mexico, chez Martin Daran et Ce;

A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.

Trois jours apres le manifeste du president Barbicane, quatre millions de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] etaient verses dans les differentes villes de l'Union. Avec un pareil acompte, le Gun-Club pouvait deja marcher.

Mais, quelques jours plus tard, les depeches apprenaient a l'Amerique que les souscriptions etrangeres se couvraient avec un veritable empressement. Certains pays se distinguaient par leur generosite; d'autres se desserraient moins facilement. Affaire de temperament.

Du reste, les chiffres sont plus eloquents que les paroles, et voici l'etat officiel des sommes qui furent portees a l'actif du Gun-Club, apres souscription close.

La Russie versa pour son contingent l'enorme somme de trois cent soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre cent soixante-quinze mille francs.]. Pour s'en etonner, il faudrait meconnaitre le gout scientifique des Russes et le progres qu'ils impriment aux etudes astronomiques, grace a leurs nombreux observatoires, dont le principal a coute deux millions de roubles.

La France commenca par rire de la pretention des Americains. La Lune servit de pretexte a mille calembours uses et a une vingtaine de vaudevilles, dans lesquels le mauvais gout le disputait a l'ignorance. Mais, de meme que les Francais payerent jadis apres avoir chante, ils payerent, cette fois, apres avoir ri, et ils souscrivirent pour une somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A ce prix-la, ils avaient bien le droit de s'egayer un peu.

L'Autriche se montra suffisamment genereuse au milieu de ses tracas financiers. Sa part s'eleva dans la contribution publique a la somme de deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui furent les bienvenus.

Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille trois cent vingt francs.], tel fut l'appoint de la Suede et de la Norvege. Le chiffre etait considerable relativement au pays; mais il eut ete certainement plus eleve, si la souscription avait eu lieu a Christiania en meme temps qu'a Stockholm. Pour une raison ou pour une autre, les Norvegiens n'aiment pas a envoyer leur argent en Suede.

La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf cent trente-sept mille cinq cents francs.], temoigna de sa haute approbation pour l'entreprise. Ses differents observatoires contribuerent avec empressement pour une somme importante et furent les plus ardents a encourager le president Barbicane.

La Turquie se conduisit genereusement; mais elle etait personnellement interessee dans l'affaire; la Lune, en effet, regle le cours de ses annees et son jeune du Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et elle les donna avec une ardeur qui denoncait, cependant, une certaine pression du gouvernement de la Porte.

La Belgique se distingua entre tous les Etats de second ordre par un don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par habitant.

La Hollande et ses colonies s'interesserent dans l'operation pour cent dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.], demandant seulement qu'il leur fut fait une bonification de cinq pour cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant.

Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze francs.], ce qui prouve l'amour des Danois pour les expeditions scientifiques.

La Confederation germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs, elle n'eut pas donne davantage.

Quoique tres genee, l'Italie trouva deux cent mille lires dans les poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu la Venetie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la Venetie.

Les Etats de l'Eglise ne crurent pas devoir envoyer moins de sept mille quarante ecus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le Portugal poussa son devouement a la science jusqu'a trente mille cruzades [Cent treize mille deux cents francs.].

Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires qui se fondent sont toujours un peu genes.

Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse dans l'oeuvre americaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne voyait point le cote pratique de l'operation; il ne lui semblait pas que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune fut de nature a etablir des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi aleatoire. Apres tout, la Suisse avait peut-etre raison.

Quant a l'Espagne, il lui fut impossible de reunir plus de cent dix reaux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.]. Elle donna pour pretexte qu'elle avait ses chemins de fer a terminer. La verite est que la science n'est pas tres bien vue dans ce pays-la. Il est encore un peu arriere. Et puis certains Espagnols, non des moins instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du projectile comparee a celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne vint a deranger son orbite, a la troubler dans son role de satellite et a provoquer sa chute a la surface du globe terrestre. Dans ce cas-la, il valait mieux s'abstenir. Ce qu'ils firent, a quelques reaux pres.

Restait l'Angleterre. On connait la meprisante antipathie avec laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n'ont qu'une seule et meme ame pour les vingt-cinq millions d'habitants que renferme la Grande-Bretagne. Ils donnerent a entendre que l'entreprise du Gun-Club etait contraire "au principe de non-intervention", et ils ne souscrivirent meme pas pour un farthing.

A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les epaules et revint a sa grande affaire. Quand l'Amerique du Sud, c'est-a-dire le Perou, le Chili, le Bresil, les provinces de la Plata, la Colombie, eurent pour leur quote-part verse entre ses mains la somme de trois cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il se trouva a la tete d'un capital considerable, dont voici le decompte:

Souscription des Etats-Unis.... 4,000,000 dollars

Souscriptions etrangeres....... 1,446,675 dollars

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Total.......................... 5,446,675 dollars


C'etait donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public versait dans la caisse du Gun-Club.

Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme. Les travaux de la fonte, du forage, de la maconnerie, le transport des ouvriers, leur installation dans un pays presque inhabite, les constructions de fours et de batiments, l'outillage des usines, la poudre, le projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber a peu pres tout entiere. Certains coups de canon de la guerre federale sont revenus a mille dollars; celui du president Barbicane, unique dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien couter cinq mille fois plus.

Le 20 octobre, un traite fut conclu avec l'usine de Goldspring, pres New York, qui, pendant la guerre, avait fourni a Parrott ses meilleurs canons de fonte.

Il fut stipule, entre les parties contractantes, que l'usine de Goldspring s'engageait a transporter a Tampa-Town, dans la Floride meridionale, le materiel necessaire pour la fonte de la Columbiad. Cette operation devait etre terminee, au plus tard, le 15 octobre prochain, et le canon livre en bon etat, sous peine d'une indemnite de cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'au moment ou la Lune se presenterait dans les memes conditions, c'est-a-dire dans dix-huit ans et onze jours. L'engagement des ouvriers, leur paie, les amenagements necessaires incombaient a la compagnie du Goldspring.

Ce traite, fait double et de bonne foi, fut signe par I. Barbicane, president du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l'usine de Goldspring, qui approuverent l'ecriture de part et d'autre.

XIII

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STONE'S-HILL


Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au detriment du Texas, chacun en Amerique, ou tout le monde sait lire, se fit un devoir d'etudier la geographie de la Floride. Jamais les libraires ne vendirent tant de Bartram's travel in Florida, de Roman's natural history of East and West Florida, de William's territory of Florida, de Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East Florida. Il fallut imprimer de nouvelles editions. C'etait une fureur.

Barbicane avait mieux a faire qu'a lire; il voulait voir de ses propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. Aussi, sans perdre un instant, il mit a la disposition de l'Observatoire de Cambridge les fonds necessaires a la construction d'un telescope, et traita avec la maison Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagne de J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de Goldspring.

Le lendemain, les quatre compagnons de route arriverent a La Nouvelle-Orleans. La ils s'embarquerent immediatement sur le Tampico, aviso de la marine federale, que le gouvernement mettait a leur disposition, et, les feux etant pousses, les rivages de la Louisiane disparurent bientot a leurs yeux.

La traversee ne fut pas longue; deux jours apres son depart, le Tampico, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ deux cents lieues.], eut connaissance de la cote floridienne. En approchant, Barbicane se vit en presence d'une terre basse, plate, d'un aspect assez infertile. Apres avoir range une suite d'anses riches en huitres et en homards, le Tampico donna dans la baie d'Espiritu-Santo.

Cette baie se divise en deux rades allongees, la rade de Tampa et la rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bientot le goulet. Peu de temps apres, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus des flots, et la ville de Tampa apparut, negligemment couchee au fond du petit port naturel forme par l'embouchure de la riviere Hillisboro.

Ce fut la que le Tampico mouilla, le 22 octobre, a sept heures du soir; les quatre passagers debarquerent immediatement.

Barbicane sentit son coeur battre avec violence lorsqu'il foula le sol floridien; il semblait le tater du pied, comme fait un architecte d'une maison dont il eprouve la solidite. J.-T. Maston grattait la terre du bout de son crochet.

"Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps a perdre, et des demain nous monterons a cheval pour reconnaitre le pays."

Au moment ou Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de Tampa-Town s'etaient portes a sa rencontre, honneur bien du au president du Gun-Club qui les avait favorises de son choix. Ils le recurent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se deroba a toute ovation, gagna une chambre de l'hotel Franklin et ne voulut recevoir personne. Le metier d'homme celebre ne lui allait decidement pas.

Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenetres. Mais, au lieu de quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Barbicane descendit, accompagne de ses trois compagnons, et s'etonna tout d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade. Il remarqua en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandouliere et des pistolets dans ses fontes. La raison d'un tel deploiement de forces lui fut aussitot donnee par un jeune Floridien, qui lui dit:

"Monsieur, il y a les Seminoles.

--Quels Seminoles?

--Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de vous faire escorte.

--Peuh! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.

--Enfin, reprit le Floridien, c'est plus sur.

--Messieurs, repondit Barbicane, je vous remercie de votre attention, et maintenant, en route!"

La petite troupe s'ebranla aussitot et disparut dans un nuage de poussiere. Il etait cinq heures du matin; le soleil resplendissait deja et le thermometre marquait 84� [Du thermometre Fahrenheit. Cela fait 28 degres centigrades.]; mais de fraiches brises de mer moderaient cette excessive temperature.

Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la cote, de maniere a gagner le creek [Petit cours d'eau.] d'Alifia. Cette petite riviere se jette dans la baie Hillisboro, a douze milles au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte cotoyerent sa rive droite en remontant vers l'est. Bientot les flots de la baie disparurent derriere un pli de terrain, et la campagne floridienne s'offrit seule aux regards.

La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse, moins abandonnee, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des principaux arsenaux maritimes des Etats-Unis; l'autre, pressee entre l'Atlantique et le golfe du Mexique, qui l'etreignent de leurs eaux, n'est qu'une mince presqu'ile rongee par le courant du Gulf-Stream, pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent incessamment les nombreux navires du canal de Bahama. C'est la sentinelle avancee du golfe des grandes tempetes. La superficie de cet Etat est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir un situe en deca du vingt-huitieme parallele et convenable a l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement la configuration du sol et sa distribution particuliere.

La Floride, decouverte par Juan Ponce de Leon, en 1512, le jour des Rameaux, fut d'abord nommee Paques-Fleuries. Elle meritait peu cette appellation charmante sur ses cotes arides et brulees. Mais, a quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu a peu, et le pays se montra digne de son nom; le sol etait entrecoupe d'un reseau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'etangs, de petits lacs; on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne s'eleva sensiblement et montra bientot ses plaines cultivees, ou reussissaient toutes les productions vegetales du Nord et du Midi, ses champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservees dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de canne a sucre, qui s'etendaient a perte de vue, en etalant leurs richesses avec une insouciante prodigalite.

Barbicane parut tres satisfait de constater l'elevation progressive du terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea a ce sujet:

"Mon digne ami, lui repondit-il, nous avons un interet de premier ordre a couler notre Columbiad dans les hautes terres.

--Pour etre plus pres de la Lune? s'ecria le secretaire du Gun-Club.

--Non! repondit Barbicane en souriant. Qu'importent quelques toises de plus ou de moins? Non, mais au milieu de terrains eleves, nos travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas a lutter avec les eaux, ce qui nous evitera des tubages longs et couteux, et c'est a considerer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de profondeur.

--Vous avez raison, dit alors l'ingenieur Murchison; il faut, autant que possible, eviter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous rencontrons des sources, qu'a cela ne tienne, nous les epuiserons avec nos machines, ou nous les detournerons. Il ne s'agit pas ici d'un puits artesien [On a mis neuf ans a forer le puits de Grenelle; il a cinq cent quarante-sept metres de profondeur.], etroit et obscur, ou le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur, travaillent en aveugles. Non. Nous opererons a ciel ouvert, au grand jour, la pioche ou le pic a la main, et, la mine aidant, nous irons rapidement en besogne.

--Cependant, reprit Barbicane, si par l'elevation du sol ou sa nature nous pouvons eviter une lutte avec les eaux souterraines, le travail en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc a ouvrir notre tranchee dans un terrain situe a quelques centaines de toises au-dessus du niveau de la mer.

--Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous trouverons avant peu un emplacement convenable.

--Ah! je voudrais etre au premier coup de pioche, dit le president.

--Et moi au dernier! s'ecria J.-T. Maston.

--Nous y arriverons, messieurs, repondit l'ingenieur, et, croyez-moi, la compagnie du Goldspring n'aura pas a vous payer d'indemnite de retard.

--Par sainte Barbe! vous aurez raison! repliqua J.-T. Maston; cent dollars par jour jusqu'a ce que la Lune se represente dans les memes conditions, c'est-a-dire pendant dix-huit ans et onze jours, savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux francs.]?

--Non, monsieur, nous ne le savons pas, repondit l'ingenieur, et nous n'aurons pas besoin de l'apprendre."

Vers dix heures du matin. la petite troupe avait franchi une douzaine de milles; aux campagnes fertiles succedait alors la region des forets. La, croissaient les essences les plus variees avec une profusion tropicale. Ces forets presque impenetrables etaient faites de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers, d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l'ombre odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait plus particulierement des crabiers, dont le nid devait etre un ecrin, pour etre digne de ces bijoux emplumes.

J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en presence de cette opulente nature sans en admirer les splendides beautes. Mais le president Barbicane, peu sensible a ces merveilles, avait hate d'aller en avant; ce pays si fertile lui deplaisait par sa fertilite meme; sans etre autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridite.

Cependant on avancait; il fallut passer a gue plusieurs rivieres, et non sans quelque danger, car elles etaient infestees de caimans longs de quinze a dix-huit pieds. J.-T. Maston les menaca hardiment de son redoutable crochet, mais il ne parvint a effrayer que les pelicans, les sarcelles, les phaetons, sauvages habitants de ces rives, tandis que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide.

Enfin ces hotes des pays humides disparurent a leur tour; les arbres moins gros s'eparpillerent dans les bois moins epais; quelques groupes isoles se detacherent au milieu de plaines infinies ou passaient des troupeaux de daims effarouches.

"Enfin! s'ecria Barbicane en se dressant sur ses etriers, voici la region des pins!

--Et celle des sauvages", repondit le major.

En effet, quelques Seminoles apparaissaient a l'horizon; ils s'agitaient, ils couraient de l'un a l'autre sur leurs chevaux rapides, brandissant de longues lances ou dechargeant leurs fusils a detonation sourde; d'ailleurs ils se bornerent a ces demonstrations hostiles, sans inquieter Barbicane et ses compagnons.

Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste espace decouvert d'une etendue de plusieurs acres, que le soleil inondait de rayons brulants. Elle etait formee par une large extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club toutes les conditions requises pour l'etablissement de leur Columbiad.

"Halte! dit Barbicane en s'arretant. Cet endroit a-t-il un nom dans le pays?

--Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]", repondit un des Floridiens.

Barbicane, sans mot dire, mit pied a terre, prit ses instruments et commenca a relever sa position avec une extreme precision; la petite troupe, rangee autour de lui, l'examinait en gardant un profond silence.

En ce moment le soleil passait au meridien. Barbicane, apres quelques instants, chiffra rapidement le resultat de ses observations et dit:

"Cet emplacement est situe a trois cents toises au-dessus du niveau de la mer par 27�7' de latitude et 5�7' de longitude ouest [Au meridien de Washington. La difference avec le meridien de Paris est de 79�22'. Cette longitude est donc en mesure francaise 83�25'.]; il me parait offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions favorables a l'experience; c'est donc dans cette plaine que s'eleveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici meme, repeta-t-il en frappant du pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers les espaces du monde solaire!

XIV

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PIOCHE ET TRUELLE


Le soir meme, Barbicane et ses compagnons rentraient a Tampa-Town, et l'ingenieur Murchison se reembarquait sur le Tampico pour La Nouvelle-Orleans. Il devait embaucher une armee d'ouvriers et ramener la plus grande partie du materiel. Les membres du Gun-Club demeurerent a Tampa-Town, afin d'organiser les premiers travaux en s'aidant des gens du pays.

Huit jours apres son depart, le Tampico revenait dans la baie d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux a vapeur. Murchison avait reuni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours de l'esclavage, il eut perdu son temps et ses peines. Mais depuis que l'Amerique, la terre de la liberte, ne comptait plus que des hommes libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout ou les appelait une main-d'oeuvre largement retribuee. Or, l'argent ne manquait pas au Gun-Club; il offrait a ses hommes une haute paie, avec gratifications considerables et proportionnelles. L'ouvrier embauche pour la Floride pouvait compter, apres l'achevement des travaux, sur un capital depose en son nom a la banque de Baltimore. Murchison n'eut donc que l'embarras du choix, et il put se montrer severe sur l'intelligence et l'habilete de ses travailleurs. On est autorise a croire qu'il enrola dans sa laborieuse legion l'elite des mecaniciens, des chauffeurs, des fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des manoeuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de couleur. Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille. C'etait une veritable emigration.

Le 31 octobre, a dix heures du matin, cette troupe debarqua sur les quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activite qui regnerent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la population. En effet, Tampa-Town devait gagner enormement a cette initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent diriges immediatement sur Stone's-Hill, mais grace a cette affluence de curieux qui convergerent peu a peu de tous les points du globe vers la presqu'ile floridienne.

Pendant les premiers jours, on s'occupa de decharger l'outillage apporte par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu'un assez grand nombre de maisons de toles faites de pieces demontees et numerotees. En meme temps, Barbicane plantait les premiers jalons d'un railway long de quinze milles et destine a relier Stone's-Hill a Tampa-Town.

On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer americain; capricieux dans ses detours, hardi dans ses pentes, meprisant les garde-fous et les ouvrages d'art, escaladant les collines, degringolant les vallees, le rail-road court en aveugle et sans souci de la ligne droite; il n'est pas couteux, il n'est point genant; seulement, on y deraille et l'on y saute en toute liberte. Le chemin de Tampa-Town a Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et ne demanda ni grand temps ni grand argent pour s'etablir.

Du reste, Barbicane etait l'ame de ce monde accouru a sa voix; il l'animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s'il eut ete doue du don d'ubiquite et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche bourdonnante. Son esprit pratique s'ingeniait a mille inventions. Avec lui point d'obstacles, nulle difficulte, jamais d'embarras; il etait mineur, macon, mecanicien autant qu'artilleur, ayant des reponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les problemes. Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l'usine de Goldspring, et jour et nuit, les feux allumes, la vapeur maintenue en pression, le Tampico attendait ses ordres dans la rade d'Hillisboro.

Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un detachement de travailleurs, et des le lendemain une ville de maisons mecaniques s'eleva autour de Stone's-Hill; on l'entoura de palissades, et a son mouvement, a son ardeur, on l'eut bientot prise pour une des grandes cites de l'Union. La vie y fut reglee disciplinairement, et les travaux commencerent dans un ordre parfait.

Des sondages soigneusement pratiques avaient permis de reconnaitre la nature du terrain, et le creusement put etre entrepris des le 4 novembre. Ce jour-la, Barbicane reunit ses chefs d'atelier et leur dit:

"Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai reunis dans cette partie sauvage de la Floride. Il s'agit de couler un canon mesurant neuf pieds de diametre interieur, six pieds d'epaisseur a ses parois et dix-neuf pieds et demi a son revetement de pierre; c'est donc au total un puits large de soixante pieds qu'il faut creuser a une profondeur de neuf cents. Cet ouvrage considerable doit etre termine en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois mille quatre cents pieds cubes de terrain a extraire en deux cent cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes par jour. Ce qui n'offrirait aucune difficulte pour mille ouvriers travaillant a coudees franches sera plus penible dans un espace relativement restreint. Neanmoins, puisque ce travail doit se faire, il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre habilete."

A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donne dans le sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers se relayaient par quart de journee.

D'ailleurs, quelque colossale que fut l'operation, elle ne depassait point la limite des forces humaines. Loin de la. Que de travaux d'une difficulte plus reelle et dans lesquels les elements durent etre directement combattus, qui furent menes a bonne fin! Et, pour ne parler que d'ouvrages semblables, il suffira de citer ce Puits du Pere Joseph, construit aupres du Caire par le sultan Saladin, a une epoque ou les machines n'etaient pas encore venues centupler la force de l'homme, et qui descend au niveau meme du Nil, a une profondeur de trois cents pieds! Et cet autre puits creuse a Coblentz par le margrave Jean de Bade jusqu'a six cents pieds dans le sol! Eh bien! de quoi s'agissait-il, en somme? De tripler cette profondeur et sur une largeur decuple, ce qui rendrait le forage plus facile! Aussi il n'etait pas un contremaitre, pas un ouvrier qui doutat du succes de l'operation.

Une decision importante, prise par l'ingenieur Murchison, d'accord avec le president Barbicane, vint encore permettre d'accelerer la marche des travaux. Un article du traite portait que la Columbiad serait frettee avec des cercles de fer forge places a chaud. Luxe de precautions inutiles, car l'engin pouvait evidemment se passer de ces anneaux compresseurs. On renonca donc a cette clause.

De la une grande economie de temps, car on put alors employer ce nouveau systeme de creusement adopte maintenant dans la construction des puits, par lequel la maconnerie se fait en meme temps que le forage. Grace a ce procede tres simple, il n'est plus necessaire d'etayer les terres au moyen d'etresillons; la muraille les contient avec une inebranlable puissance et descend d'elle-meme par son propre poids.

Cette manoeuvre ne devait commencer qu'au moment ou la pioche aurait atteint la partie solide du sol.

Le 4 novembre, cinquante ouvriers creuserent au centre meme de l'enceinte palissadee, c'est-a-dire a la partie superieure de Stone's-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds.

La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, epais de six pouces, dont elle eut facilement raison. A ce terreau succederent deux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retire, car il devait servir a la confection du moule interieur.

Apres ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable a la marne d'Angleterre, et qui s'etageait sur une epaisseur de quatre pieds.

Puis le fer des pics etincela sur la couche dure du sol, sur une espece de roche formee de coquillages petrifies, tres seche, tres solide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, le trou presentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de maconnerie furent commences.

Au fond de cette excavation, on construisit un "rouet" en bois de chene, sorte de disque fortement boulonne et d'une solidite a toute epreuve; il etait perce a son centre d'un trou offrant un diametre egal au diametre exterieur da la Columbiad. Ce fut sur ce rouet que reposerent les premieres assises de la maconnerie, dont le ciment hydraulique enchainait les pierres avec une inflexible tenacite. Les ouvriers, apres avoir maconne de la circonference au centre, se trouvaient renfermes dans un puits large de vingt et un pieds.

Lorsque cet ouvrage fut acheve, les mineurs reprirent le pic et la pioche, et ils entamerent la roche sous le rouet meme, en ayant soin de le supporter au fur et a mesure sur des "tins" [Sorte de chevalets.] d'une extreme solidite; toutes les fois que le trou avait gagne deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins; le rouet s'abaissait peu a peu, et avec lui le massif annulaire de maconnerie, a la couche superieure duquel les macons travaillaient incessamment, tout en reservant des "events", qui devaient permettre aux gaz de s'echapper pendant l'operation de la fonte.

Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habilete extreme et une attention de tous les instants; plus d'un, en creusant sous le rouet, fut blesse dangereusement par les eclats de pierre, et meme mortellement; mais l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute, et jour et nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degres [Quarante degres centigrades.] de chaleur a ces plaines calcinees; la nuit, sous les blanches nappes de la lumiere electrique, le bruit des pics sur la roche, la detonation des mines, le grincement des machines, le tourbillon des fumees eparses dans les airs tracerent autour de Stone's-Hill un cercle d'epouvante que les troupeaux de bisons ou les detachements de Seminoles n'osaient plus franchir.

Cependant les travaux avancaient regulierement; des grues a vapeur activaient l'enlevement des materiaux; d'obstacles inattendus il fut peu question, mais seulement de difficultes prevues, et l'on s'en tirait avec habilete.

Le premier mois ecoule, le puits avait atteint la profondeur assignee pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En decembre, cette profondeur fut doublee, et triplee en janvier. Pendant le mois de fevrier, les travailleurs eurent a lutter contre une nappe d'eau qui se fit jour a travers l'ecorce terrestre. Il fallut employer des pompes puissantes et des appareils a air comprime pour l'epuiser afin de betonner l'orifice des sources, comme on aveugle une voie d'eau a bord d'un navire. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux. Seulement, par suite de la mobilite du terrain, le rouet ceda en partie, et il y eut un debordement partiel. Que l'on juge de l'epouvantable poussee de ce disque de maconnerie haut de soixante-quinze toises! Cet accident couta la vie a plusieurs ouvriers.

Trois semaines durent etre employees a etayer le revetement de pierre, a le reprendre en sous-oeuvre et a retablir le rouet dans ses conditions premieres de solidite. Mais, grace a l'habilete de l'ingenieur, a la puissance des machines employees, l'edifice, un instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua.

Aucun incident nouveau n'arreta desormais la marche de l'operation, et le 10 juin, vingt jours avant l'expiration des delais fixes par Barbicane, le puits, entierement revetu de son parement de pierres, avait atteint la profondeur de neuf cents pieds. Au fond, la maconnerie reposait sur un cube massif mesurant trente pieds d'epaisseur, tandis qu'a sa partie superieure elle venait affleurer le sol.

Le president Barbicane et les membres du Gun-Club feliciterent chaudement l'ingenieur Murchison; son travail cyclopeen s'etait accompli dans des conditions extraordinaires de rapidite.

Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant Stone's-Hill; tout en suivant de pres les operations du forage, il s'inquietait incessamment du bien-etre et de la sante de ses travailleurs, et il fut assez heureux pour eviter ces epidemies communes aux grandes agglomerations d'hommes et si desastreuses dans ces regions du globe exposees a toutes les influences tropicales.

Plusieurs ouvriers, il est vrai, payerent de leur vie les imprudences inherentes a ces dangereux travaux; mais ces deplorables malheurs sont impossibles a eviter, et ce sont des details dont les Americains se preoccupent assez peu. Ils ont plus souci de l'humanite en general que de l'individu en particulier. Cependant Barbicane professait les principes contraires, et il les appliquait en toute occasion. Aussi, grace a ses soins, a son intelligence, a son utile intervention dans les cas difficiles, a sa prodigieuse et humaine sagacite, la moyenne des catastrophes ne depassa pas celle des pays d'outre-mer cites pour leur luxe de precautions, entre autres la France, ou l'on compte environ un accident sur deux cent mille francs de travaux.

XV

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LA FETE DE LA FONTE


Pendant les huit mois qui furent employes a l'operation du forage, les travaux preparatoires de la fonte avaient ete conduits simultanement avec une extreme rapidite; un etranger, arrivant a Stone's-Hill, eut ete fort surpris du spectacle offert a ses regards.

A six cents yards du puits, et circulairement disposes autour de ce point central, s'elevaient douze cents fours a reverbere, larges de six pieds chacun et separes l'un de l'autre par un intervalle d'une demi-toise. La ligne developpee par ces douze cents fours offrait une longueur de deux milles [Trois mille six cents metres environ.]. Tous etaient construits sur le meme modele avec leur haute cheminee quadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet. J.-T. Maston trouvait superbe cette disposition architecturale. Cela lui rappelait les monuments de Washington. Pour lui, il n'existait rien de plus beau, meme en Grece, "ou d'ailleurs, disait-il, il n'avait jamais ete".

On se rappelle que, dans sa troisieme seance, le Comite se decida a employer la fonte de fer pour la Columbiad, et specialement la fonte grise. Ce metal est, en effet, plus tenace, plus ductile, plus doux, facilement alesable, propre a toutes les operations de moulage, et, traite au charbon de terre, il est d'une qualite superieure pour les pieces de grande resistance, telles que canons, cylindres de machines a vapeur, presses hydrauliques, etc.

Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est rarement assez homogene, et c'est au moyen d'une deuxieme fusion qu'on l'epure, qu'on la raffine, en la debarrassant de ses derniers depots terreux.

Aussi, avant d'etre expedie a Tampa-Town, le minerai de fer, traite dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du charbon et du silicium chauffe a une forte temperature, s'etait carbure et transforme en fonte [C'est en enlevant ce carbone et ce silicium par l'operation de l'affinage dans les fours a puddler que l'on transforme la fonte en fer ductile.]. Apres cette premiere operation, le metal fut dirige vers Stone's-Hill. Mais il s'agissait de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop couteuse a expedier par les railways; le prix du transport eut double le prix de la matiere. Il parut preferable d'affreter des navires a New York et de les charger de la fonte en barres; il ne fallut pas moins de soixante-huit batiments de mille tonneaux, une veritable flotte, qui, le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l'Ocean, prolongea les cotes americaines, embouqua le canal de Bahama, doubla la pointe floridienne, et, le 10 du meme mois, remontant la baie d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de Tampa-Town.

La les navires furent decharges dans les wagons du rail-road de Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'enorme masse de metal se trouvait rendue a destination.

On comprend aisement que ce n'etait pas trop de douze cents fours pour liquefier en meme temps ces soixante mille tonnes de fonte. Chacun de ces fours pouvait contenir pres de cent quatorze mille livres de metal; on les avait etablis sur le modele de ceux qui servirent a la fonte du canon Rodman; ils affectaient la forme trapezoidale, et etaient tres surbaisses. L'appareil de chauffe et la cheminee se trouvaient aux deux extremites du fourneau, de telle sorte que celui-ci etait egalement chauffe dans toute son etendue. Ces fours, construits en briques refractaires, se composaient uniquement d'une grille pour bruler le charbon de terre, et d'une "sole" sur laquelle devaient etre deposees les barres de fonte; cette sole, inclinee sous un angle de vingt-cinq degres, permettait au metal de s'ecouler dans les bassins de reception; de la douze cents rigoles convergentes le dirigeaient vers le puits central.

Le lendemain du jour ou les travaux de maconnerie et de forage furent termines, Barbicane fit proceder a la confection du moule interieur; il s'agissait d'elever au centre du puits, et suivant son axe, un cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait exactement l'espace reserve a l'ame de la Columbiad. Ce cylindre fut compose d'un melange de terre argileuse et de sable, additionne de foin et de paille. L'intervalle laisse entre le moule et la maconnerie devait etre comble par le metal en fusion, qui formerait ainsi des parois de six pieds d'epaisseur.

Ce cylindre, pour se maintenir en equilibre, dut etre consolide par des armatures de fer et assujetti de distance en distance au moyen de traverses scellees dans le revetement de pierre; apres la fonte, ces traverses devaient se trouver perdues dans le bloc de metal, ce qui n'offrait aucun inconvenient.

Cette operation se termina le 8 juillet, et le coulage fut fixe au lendemain.

"Ce sera une belle ceremonie que cette fete de la fonte, dit J.-T. Maston a son ami Barbicane.

--Sans doute, repondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fete publique!

--Comment! vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte a tout venant?

--Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est une operation delicate, pour ne pas dire perilleuse, et je prefere qu'elle s'effectue a huis clos. Au depart du projectile, fete si l'on veut, mais jusque-la, non."

Le president avait raison; l'operation pouvait offrir des dangers imprevus, auxquels une grande affluence de spectateurs eut empeche de parer. Il fallait conserver la liberte de ses mouvements. Personne ne fut donc admis dans l'enceinte, a l'exception d'une delegation des membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town. On vit la le fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major Elphiston, le general Morgan, et tutti quanti, pour lesquels la fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle. J.-T. Maston s'etait constitue leur cicerone; il ne leur fit grace d'aucun detail; il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des machines, et il les forca de visiter les douze cents fourneaux les uns apres les autres. A la douze-centieme visite, ils etaient un peu ecoeures.

La fonte devait avoir lieu a midi precis; la veille, chaque four avait ete charge de cent quatorze mille livres de metal en barres, disposees par piles croisees, afin que l'air chaud put circuler librement entre elles. Depuis le matin, les douze cents cheminees vomissaient dans l'atmosphere leurs torrents de flammes, et le sol etait agite de sourdes trepidations. Autant de livres de metal a fondre, autant de livres de houille a bruler. C'etaient donc soixante-huit mille tonnes de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un epais rideau de fumee noire.

La chaleur devint bientot insoutenable dans ce cercle de fours dont les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissants ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient d'oxygene tous ces foyers incandescents.

L'operation, pour reussir, demandait a etre rapidement conduite. Au signal donne par un coup de canon, chaque four devait livrer passage a la fonte liquide et se vider entierement.

Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le moment determine avec une impatience melee d'une certaine quantite d'emotion. Il n'y avait plus personne dans l'enceinte, et chaque contremaitre fondeur se tenait a son poste pres des trous de coulee.

Barbicane et ses collegues, installes sur une eminence voisine, assistaient a l'operation. Devant eux, une piece de canon etait la, prete a faire feu sur un signe de l'ingenieur.

Quelques minutes avant midi, les premieres gouttelettes du metal commencerent a s'epancher; les bassins de reception s'emplirent peu a peu, et lorsque la fonte fut entierement liquide, on la tint en repos pendant quelques instants, afin de faciliter la separation des substances etrangeres.

Midi sonna. Un coup de canon eclata soudain et jeta son eclair fauve dans les airs. Douze cents trous de coulee s'ouvrirent a la fois, et douze cents serpents de feu ramperent vers le puits central, en deroulant leurs anneaux incandescents. La ils se precipiterent, avec un fracas epouvantable, a une profondeur de neuf cents pieds. C'etait un emouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait, pendant que ces flots de fonte, lancant vers le ciel des tourbillons de fumee, volatilisaient en meme temps l'humidite du moule et la rejetaient par les events du revetement de pierre sous la forme d'impenetrables vapeurs. Ces nuages factices deroulaient leurs spirales epaisses en montant vers le zenith jusqu'a une hauteur de cinq cents toises. Quelque sauvage, errant au-dela des limites de l'horizon, eut pu croire a la formation d'un nouveau cratere au sein de la Floride, et cependant ce n'etait la ni une eruption, ni une trombe, ni un orage, ni une lutte d'elements, ni un de ces phenomenes terribles que la nature est capable de produire! Non! l'homme seul avait cree ces vapeurs rougeatres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces trepidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempetes, et c'etait sa main qui precipitait, dans un abime creuse par elle tout un Niagara, de metal en fusion.


XVI

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LA COLUMBIAD


L'operation de la fonte avait-elle reussi? On en etait reduit a de simples conjectures. Cependant tout portait a croire au succes, puisque le moule avait absorbe la masse entiere du metal liquefie dans les fours. Quoi qu'il en soit, il devait etre longtemps impossible de s'en assurer directement.

En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en operer le refroidissement. Combien de temps, des lors, la monstrueuse Columbiad, couronnee de ses tourbillons de vapeurs, et defendue par sa chaleur intense, allait-elle se derober aux regards de ses admirateurs? Il etait difficile de le calculer.

L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps a une rude epreuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Maston faillit se rotir par devouement. Quinze jours apres la fonte, un immense panache de fumee se dressait encore en plein ciel, et le sol brulait les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de Stone's-Hill.

Les jours s'ecoulerent, les semaines s'ajouterent l'une a l'autre. Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible de s'en approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient leur frein.

"Nous voila au 10 aout, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois a peine nous separent du premier decembre! Enlever le moule interieur, calibrer l'ame de la piece, charger la Columbiad, tout cela est a faire! Nous ne serons pas prets! On ne peut seulement pas approcher du canon! Est-ce qu'il ne se refroidira jamais! Voila qui serait une mystification cruelle!"

On essayait de calmer l'impatient secretaire sans y parvenir, Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde irritation. Se voir absolument arrete par un obstacle dont le temps seul pouvait avoir raison, -- le temps, un ennemi redoutable dans les circonstances, -- et etre a la discretion d'un ennemi, c'etait dur pour des gens de guerre.

Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un certain changement dans l'etat du sol. Vers le 15 aout, les vapeurs projetees avaient diminue notablement d'intensite et d'epaisseur. Quelques jours apres, le terrain n'exhalait plus qu'une legere buee, dernier souffle du monstre enferme dans son cercueil de pierre. Peu a peu les tressaillements du sol vinrent a s'apaiser, et le cercle de calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se rapprocherent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et, le 22 aout, Barbicane, ses collegues, l'ingenieur, purent prendre place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill, un endroit fort hygienique, a coup sur, ou il n'etait pas encore permis d'avoir froid aux pieds.

"Enfin!" s'ecria le president du Gun-Club avec un immense soupir de satisfaction.

Les travaux furent repris le meme jour. On proceda immediatement a l'extraction du moule interieur, afin de degager l'ame de la piece; le pic, la pioche, les outils a tarauder fonctionnerent sans relache; la terre argileuse et le sable avaient acquis une extreme durete sous l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce melange encore brulant au contact des parois de fonte; les materiaux extraits furent rapidement enleves sur des chariots mus a la vapeur, et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de Barbicane si pressante, et ses arguments presentes avec une si grande force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du moule avait disparu.

Immediatement l'operation de l'alesage commenca; les machines furent installees sans retard et manoeuvrerent rapidement de puissants alesoirs dont le tranchant vint mordre les rugosites de la fonte. Quelques semaines plus tard, la surface interieure de l'immense tube etait parfaitement cylindrique, et l'ame de la piece avait acquis un poli parfait.

Enfin, le 22 septembre, moins d'un an apres la communication Barbicane, l'enorme engin, rigoureusement calibre et d'une verticalite absolue, relevee au moyen d'instruments delicats, fut pret a fonctionner. Il n'y avait plus que la Lune a attendre, mais on etait sur qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T. Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds. Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait heureusement conserve, le secretaire du Gun-Club, comme un nouvel Erostrate, eut trouve la mort dans les profondeurs de la Columbiad.

Le canon etait donc termine; il n'y avait plus de doute possible sur sa parfaite execution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi qu'il en eut, s'executa vis-a-vis du president Barbicane, et celui-ci inscrivit sur ses livres, a la colonne des recettes, une somme de deux mille dollars. On est autorise a croire que la colere du capitaine fut poussee aux dernieres limites et qu'il en fit une maladie. Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnat deux, son affaire n'etait pas mauvaise, sans etre excellente. Mais l'argent n'entrait point dans ses calculs, et le succes obtenu par son rival, dans la fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas resiste, lui portait un coup terrible.

Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait ete largement ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se comprendra sans peine.

En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des Etats-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'etait prodigieusement accrue pendant cette annee, consacree tout entiere aux travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent cinquante mille ames. Apres avoir englobe le fort Brooke dans un reseau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre qui separe les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers neufs, des places nouvelles, toute une foret de maisons, avaient pousse sur ces greves naguere desertes, a la chaleur du soleil americain. Des compagnies s'etaient fondees pour l'erection d'eglises, d'ecoles, d'habitations particulieres, et en moins d'un an l'etendue de la ville fut decuplee.

On sait que les Yankees sont nes commercants; partout ou le sort les jette, de la zone glacee a la zone torride, il faut que leur instinct des affaires s'exerce utilement. C'est pourquoi de simples curieux, des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les operations du Gun-Club, se laisserent entrainer aux operations commerciales des qu'ils furent installes a Tampa. Les navires fretes pour le transportement du materiel et des ouvriers avaient donne au port une activite sans pareille. Bientot d'autres batiments, de toute forme et de tout tonnage, charges de vivres, d'approvisionnements, de marchandises, sillonnerent la baie et les deux rades; de vastes comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'etablirent dans la ville, et la Shipping Gazette [Gazette maritime.] enregistra chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.

Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci, en consideration du prodigieux accroissement de sa population et de son commerce, fut enfin reliee par un chemin de fer aux Etats meridionaux de l'Union. Un railway rattacha la Mobile a Pensacola, le grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se dirigea sur Tallahassee. La existait deja un petit troncon de voie ferree, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce bout de road-way qui fut prolonge jusqu'a Tampa-Town, en vivifiant sur son passage et en reveillant les portions mortes ou endormies de la Floride centrale. Aussi Tampa, grace a ces merveilles de l'industrie dues a l'idee eclose un beau jour dans le cerveau d'un homme, put prendre a bon droit les airs d'une grande ville. On l'avait surnommee "Moon-City [Cite de la Lune.]" et la capitale des Florides subissait une eclipse totale, visible de tous les points du monde.

Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalite fut si grande entre le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se virent deboutes de leurs pretentions par le choix du Gun-Club. Dans leur sagacite prevoyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait gagner a l'experience tentee par Barbicane et le bien dont un semblable coup de canon serait accompagne. Le Texas y perdait un vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement considerable de population. Tous ces avantages retournaient a cette miserable presqu'ile floridienne, jetee comme une estacade entre les flots du golfe et les vagues de l'ocean Atlantique. Aussi, Barbicane partageait-il avec le general Santa-Anna toutes les antipathies texiennes.

Cependant, quoique livree a sa furie commerciale et a sa fougue industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde d'oublier les interessantes operations du Gun-Club. Au contraire. Les plus minces details de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la passionnerent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un pelerinage.

On pouvait deja prevoir que, le jour de l'experience, l'agglomeration des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient deja de tous les points de la terre s'accumuler sur l'etroite presqu'ile. L'Europe emigrait en Amerique.

Mais jusque-la, il faut le dire, la curiosite de ces nombreux arrivants n'avait ete que mediocrement satisfaite. Beaucoup comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les fumees. C'etait peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut admettre personne a cette operation. De la maugreement, mecontentement, murmures; on blama le president; on le taxa d'absolutisme; son procede fut declare "peu americain". Il y eut presque une emeute autour des palissades de Stone's-Hill. Barbicane, on le sait, resta inebranlable dans sa decision.

Mais, lorsque la Columbiad fut entierement terminee, le huis clos ne put etre maintenu; il y aurait eu mauvaise grace, d'ailleurs, a fermer ses portes, pis meme, imprudence a mecontenter les sentiments publics. Barbicane ouvrit donc son enceinte a tout venant; cependant, pousse par son esprit pratique, il resolut de battre monnaie sur la curiosite publique.

C'etait beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre dans ses profondeurs, voila ce qui semblait aux Americains etre le ne plus ultra du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne voulut se donner la jouissance de visiter interieurement cet abime de metal. Des appareils, suspendus a un treuil a vapeur, permirent aux spectateurs de satisfaire leur curiosite. Ce fut une fureur. Femmes, enfants, vieillards, tous se firent un devoir de penetrer jusqu'au fond de l'ame les mysteres du canon colossal. Le prix de la descente fut fixe a cinq dollars par personne, et, malgre son elevation, pendant les deux mois qui precederent l'experience, l'affluence les visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser pres de cinq cent mille dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.].

Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les membres du Gun-Club, avantage justement reserve a l'illustre assemblee. Cette solennite eut lieu le 25 septembre. Une caisse d'honneur descendit le president Barbicane, J.-T. Maston, le major Elphiston, le general Morgan, le colonel Blomsberry, l'ingenieur Murchison et d'autres membres distingues du celebre club. En tout, une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de metal. On y etouffait un peu! Mais quelle joie! quel ravissement! Une table de dix couverts avait ete dressee sur le massif de pierre qui supportait la Columbiad eclairee a giorno par un jet de lumiere electrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les meilleurs vins de France coulerent a profusion pendant ce repas splendide servi a neuf cents pieds sous terre.

Le festin fut tres anime et meme tres bruyant; des toasts nombreux s'entrecroiserent; on but au globe terrestre, on but a son satellite, on but au Gun-Club, on but a l'Union, a la Lune, a Phoebe, a Diane, a Selene, a l'astre des nuits, a la "paisible courriere du firmament"! Tous ces hurrahs, portes sur les ondes sonores de l'immense tube acoustique, arrivaient comme un tonnerre a son extremite, et la foule, rangee autour de Stone's-Hill, s'unissait de coeur et de cris aux dix convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad.

J.-T. Maston ne se possedait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula, s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile a etablir. En tout cas, il n'eut pas donne sa place pour un empire, "non, quand meme le canon charge amorce, et faisant feu a l'instant, aurait du l'envoyer par morceaux dans les espaces planetaires".


XVII

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UNE DEPECHE TELEGRAPHIQUE


Les grands travaux entrepris par le Gun-Club etaient, pour ainsi dire, termines, et cependant, deux mois allaient encore s'ecouler avant le jour ou le projectile s'elancerait vers la Lune. Deux mois qui devaient paraitre longs comme des annees a l'impatience universelle! Jusqu'alors les moindres details de l'operation avaient ete chaque jour reproduits par les journaux, que l'on devorait d'un oeil avide et passionne; mais il etait a craindre que desormais, ce "dividende d'interet" distribue au public ne fut fort diminue, et chacun s'effrayait de n'avoir plus a toucher sa part d'emotions quotidiennes.

Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint fanatiser a nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier sous le coup d'une poignante surexcitation. Un jour, le 30 septembre, a trois heures quarante-sept minutes du soir, un telegramme, transmis par le cable immerge entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la cote americaine, arriva a l'adresse du president Barbicane.

Le president Barbicane rompit l'enveloppe, lut la depeche, et, quel que fut son pouvoir sur lui-meme, ses levres palirent, ses yeux se troublerent a la lecture des vingt mots de ce telegramme.

Voici le texte de cette depeche, qui figure maintenant aux archives du Gun-Club:

FRANCE, PARIS.

_30 septembre, 4 h matin.

Barbicane, Tampa, Floride,

Etats-Unis.


Remplacez obus spherique par projectile cylindro-conique. Partirai dedans. Arriverai par steamer_ Atlanta.

MICHEL ARDAN.


XVIII

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LE PASSAGER DE L'"ATLANTA"


Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils electriques, fut arrivee simplement par la poste et sous enveloppe cachetee, si les employes francais, irlandais, terre-neuviens, americains n'eussent pas ete necessairement dans la confidence du telegraphe, Barbicane n'aurait pas hesite un seul instant. Il se serait tu par mesure de prudence et pour ne pas deconsiderer son oeuvre. Ce telegramme pouvait cacher une mystification, venant d'un Francais surtout. Quelle apparence qu'un homme quelconque fut assez audacieux pour concevoir seulement l'idee d'un pareil voyage? Et si cet homme existait, n'etait-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans un cabanon et non dans un boulet?

Mais la depeche etait connue, car les appareils de transmission sont peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait deja les divers Etats de l'Union. Ainsi Barbicane n'avait plus aucune raison de se taire. Il reunit donc ses collegues presents a Tampa-Town, et sans laisser voir sa pensee, sans discuter le plus ou moins de creance que meritait le telegramme, il en lut froidement le texte laconique.

"Pas possible! -- C'est invraisemblable! -- Pure plaisanterie! -- On s'est moque de nous! -- Ridicule! -- Absurde!" Toute la serie des expressions qui servent a exprimer le doute, l'incredulite, la sottise, la folie, se deroula pendant quelques minutes, avec accompagnement des gestes usites en pareille circonstance. Chacun souriait, riait, haussait les epaules ou eclatait de rire, suivant sa disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston eut un mot superbe.

"C'est une idee, cela! s'ecria-t-il.

--Oui, lui repondit le major, mais s'il est quelquefois permis d'avoir des idees comme celle-la, c'est a la condition de ne pas meme songer a les mettre a execution.

--Et pourquoi pas?" repliqua vivement le secretaire du Gun-Club, pret a discuter. Mais on ne voulut pas le pousser davantage.

Cependant le nom de Michel Ardan circulait deja dans la ville de Tampa. Les etrangers et les indigenes se regardaient, s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Europeen, -- un mythe, un individu chimerique, -- mais J.-T. Maston, qui avait pu croire a l'existence de ce personnage legendaire. Quand Barbicane proposa d'envoyer un projectile a la Lune, chacun trouva l'entreprise naturelle, praticable, une pure affaire de balistique! Mais qu'un etre raisonnable offrit de prendre passage dans le projectile, de tenter ce voyage invraisemblable, c'etait une proposition fantaisiste, une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les Francais ont precisement la traduction exacte dans leur langage familier, un "humbug [Mystification.]"!

Les moqueries durerent jusqu'au soir sans discontinuer, et l'on peut affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rire, ce qui n'est guere habituel a un pays ou les entreprises impossibles trouvent volontiers des proneurs, des adeptes, des partisans.

Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les idees nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Cela derangeait le cours des emotions accoutumees. "On n'avait pas songe a cela!" Cet incident devint bientot une obsession par son etrangete meme. On y pensait. Que de choses niees la veille dont le lendemain a fait des realites! Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un jour ou l'autre? Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se risquer ainsi devait etre fou, et decidement, puisque son projet ne pouvait etre pris au serieux, il eut mieux fait de se taire, au lieu de troubler toute une population par ses billevesees ridicules.

Mais, d'abord, ce personnage existait-il reellement? Grande question! Ce nom, "Michel Ardan", n'etait pas inconnu a l'Amerique! Il appartenait a un Europeen fort cite pour ses entreprises audacieuses. Puis, ce telegramme lance a travers les profondeurs de l'Atlantique, cette designation du navire sur lequel le Francais disait avoir pris passage, la date assignee a sa prochaine arrivee, toutes ces circonstances donnaient a la proposition un certain caractere de vraisemblance. Il fallait en avoir le coeur net. Bientot les individus isoles se formerent en groupes, les groupes se condenserent sous l'action de la curiosite comme des atomes en vertu de l'attraction moleculaire, et, finalement, il en resulta une foule compacte, qui se dirigea vers la demeure du president Barbicane.

Celui-ci, depuis l'arrivee de la depeche, ne s'etait pas prononce; il avait laisse l'opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester ni approbation ni blame; il se tenait coi, et se proposait d'attendre les evenements; mais il comptait sans l'impatience publique, et vit d'un oeil peu satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses fenetres. Bientot des murmures, des vociferations, l'obligerent a paraitre. On voit qu'il avait tous les devoirs et, par consequent, tous les ennuis de la celebrite.

Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole, lui posa carrement la question suivante: "Le personnage designe dans la depeche sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour l'Amerique, oui ou non?

--Messieurs, repondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous.

--Il faut le savoir, s'ecrierent des voix impatientes.

--Le temps nous l'apprendra, repondit froidement le president.

--Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier, reprit l'orateur. Avez-vous modifie les plans du projectile, ainsi que le demande le telegramme?

--Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir a quoi s'en tenir; le telegraphe, qui a cause toute cette emotion, voudra bien completer ses renseignements.

--Au telegraphe! au telegraphe!" s'ecria la foule.

Barbicane descendit, et, precedant l'immense rassemblement, il se dirigea vers les bureaux de l'administration.

Quelques minutes plus tard, une depeche etait lancee au syndic des courtiers de navires a Liverpool. On demandait une reponse aux questions suivantes:

"Qu'est-ce que le navire l'Atlanta? -- Quand a-t-il quitte l'Europe? -- Avait-il a son bord un Francais nomme Michel Ardan?"

Deux heures apres, Barbicane recevait des renseignements d'une precision qui ne laissait plus place au moindre doute.

"Le steamer l'Atlanta, de Liverpool, a pris la mer le 2 octobre, -- faisant voile pour Tampa-Town, -- ayant a son bord un Francais, porte au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan."

A cette confirmation de la premiere depeche, les yeux du president brillerent d'une flamme subite, ses poings se fermerent violemment, et on l'entendit murmurer:

"C'est donc vrai! c'est donc possible! ce Francais existe! et dans quinze jours il sera ici! Mais c'est un fou! un cerveau brule!... Jamais je ne consentirai..."

Et cependant, le soir meme, il ecrivit a la maison Breadwill and Co., en la priant de suspendre jusqu'a nouvel ordre la fonte du projectile.

Maintenant, raconter l'emotion dont fut prise l'Amerique tout entiere; comment l'effet de la communication Barbicane fut dix fois depasse; ce que dirent les journaux de l'Union, la facon dont ils accepterent la nouvelle et sur quel mode ils chanterent l'arrivee de ce heros du vieux continent; peindre l'agitation febrile dans laquelle chacun vecut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les secondes; donner une idee, meme affaiblie, de cette obsession fatigante de tous les cerveaux maitrises par une pensee unique; montrer les occupations cedant a une seule preoccupation, les travaux arretes, le commerce suspendu, les navires prets a partir restant affourches dans le port pour ne pas manquer l'arrivee de l'Atlanta, les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie d'Espiritu-Santo incessamment sillonnee par les steamers, les packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes dimensions; denombrer ces milliers de curieux qui quadruplerent en quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des tentes comme une armee en campagne, c'est une tache au-dessus des forces humaines et qu'on ne saurait entreprendre sans temerite.

Le 20 octobre, a neuf heures du matin, les semaphores du canal de Bahama signalerent une epaisse fumee a l'horizon. Deux heures plus tard, un grand steamer echangeait avec eux des signaux de reconnaissance. Aussitot le nom de l'Atlanta fut expedie a Tampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade d'Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la rade Hillisboro a toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa.

L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents embarcations entouraient l'Atlanta, et le steamer etait pris d'assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d'une voix dont il voulait en vain contenir l'emotion:

"Michel Ardan! s'ecria-t-il.

--Present!" repondit un individu monte sur la dunette.

Barbicane, les bras croises, l'oeil interrogateur, la bouche muette, regarda fixement le passager de l'Atlanta.

C'etait un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voute deja, comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs epaules. Sa tete forte, veritable hure de lion, secouait par instants une chevelure ardente qui lui faisait une veritable criniere. Une face courte, large aux tempes, agrementee d'une moustache herissee comme les barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jaunatres pousses en pleines joues, des yeux ronds un peu egares, un regard de myope, completaient cette physionomie eminemment feline. Mais le nez etait d'un dessin hardi, la bouche particulierement humaine, le front haut, intelligent et sillonne comme un champ qui ne reste jamais en friche. Enfin un torse fortement developpe et pose d'aplomb sur de longues jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attaches, une allure decidee, faisaient de cet Europeen un gaillard solidement bati, "plutot forge que fondu", pour emprunter une de ses expressions a l'art metallurgique.

Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent dechiffre sans peine sur le crane et la physionomie de ce personnage les signes indiscutables de la combativite, c'est-a-dire du courage dans le danger et de la tendance a briser les obstacles; ceux de la bienveillance et ceux de la merveillosite, instinct qui porte certains temperaments a se passionner pour les choses surhumaines; mais, en revanche, les bosses de l'acquisivite, ce besoin de posseder et d'acquerir, manquaient absolument.

Pour achever le type physique du passager de l'Atlanta, il convient de signaler ses vetements larges de forme, faciles d'entournures, son pantalon et son paletot d'une ampleur d'etoffe telle que Michel Ardan se surnommait lui-meme "la mort au drap", sa cravate lache, son col de chemise liberalement ouvert, d'ou sortait un cou robuste, et ses manchettes invariablement deboutonnees, a travers lesquelles s'echappaient des mains febriles. On sentait que, meme au plus fort des hivers et des dangers, cet homme-la n'avait jamais froid, -- pas meme aux yeux.

D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait, venait, ne restant jamais en place, "chassant sur ses ancres", comme disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant ses ongles avec une avidite nerveuse. C'etait un de ces originaux que le Createur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise aussitot le moule.

En effet, la personnalite morale de Michel Ardan offrait un large champ aux observations de l'analyste. Cet homme etonnant vivait dans une perpetuelle disposition a l'hyperbole et n'avait pas encore depasse l'age des superlatifs: les objets se peignaient sur la retine de son oeil avec des dimensions demesurees; de la une association d'idees gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficultes et les hommes.

C'etait d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un garcon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais s'escrimait plutot en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'eut jamais invente, il avait des coups a lui. Veritable casseur de vitres, il lancait en pleine poitrine des arguments ad hominem d'un effet sur, et il aimait a defendre du bec et des pattes les causes desesperees.

Entre autres manies, il se proclamait "un ignorant sublime", comme Shakespeare, et faisait profession de mepriser les savants: "des gens, disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la partie". C'etait, en somme, un bohemien du pays des monts et merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un Phaeton menant a fond de train le char du Soleil, un Icare avec des ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien, il se jetait tete levee dans les entreprises folles, il brulait ses vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathocles, et, pret a se faire casser les reins a toute heure, il finissait invariablement par retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau dont les enfants s'amusent.

En deux mots, sa devise etait: Quand meme! et l'amour de l'impossible sa "ruling passion [Sa maitresse passion.]", suivant la belle expression de Pope.

Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les defauts de ses qualites! Qui ne risque rien n'a rien, dit-on. Ardan risqua souvent et n'avait pas davantage! C'etait un bourreau d'argent, un tonneau des Danaides. Homme parfaitement desinteresse, d'ailleurs, il faisait autant de coups de coeur que de coups de tete; secourable, chevaleresque, il n'eut pas signe le "bon a pendre" de son plus cruel ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Negre.

En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par les cent voix de la Renommee enrouees a son service? Ne vivait-il pas dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de ses plus intimes secrets? Mais aussi possedait-il une admirable collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froisses, blesses, culbutes sans merci, en jouant des coudes pour faire sa trouee dans la foule.

Cependant on l'aimait generalement, on le traitait en enfant gate. C'etait, suivant l'expression populaire, "un homme a prendre ou a laisser", et on le prenait. Chacun s'interessait a ses hardies entreprises et le suivait d'un regard inquiet. On le savait si imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arreter en lui predisant une catastrophe prochaine: "La foret n'est brulee que par ses propres arbres", repondait-il avec un aimable sourire, et sans se douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes.

Tel etait ce passager de l'Atlanta, toujours agite, toujours bouillant sous l'action d'un feu interieur, toujours emu, non de ce qu'il venait faire en Amerique -- il n'y pensait meme pas --, mais par l'effet de son organisation fievreuse. Si jamais individus offrirent un contraste frappant, ce furent bien le Francais Michel Ardan et le Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis, audacieux a leur maniere.

La contemplation a laquelle s'abandonnait le president du Gun-Club en presence de ce rival qui venait le releguer au second plan fut vite interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris devinrent meme si frenetiques, et l'enthousiasme prit des formes tellement personnelles, que Michel Ardan, apres avoir serre un millier de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se refugier dans sa cabine.

Barbicane le suivit sans avoir prononce une parole.

"Vous etes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, des qu'il furent seuls et du ton dont il eut parle a un ami de vingt ans.

--Oui, repondit le president du Gun-Club.

--Eh bien! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? Tres bien? Allons tant mieux! tant mieux!

--Ainsi, dit Barbicane, sans autre entree en matiere, vous etes decide a partir?

--Absolument decide.

--Rien ne vous arretera?

--Rien. Avez-vous modifie votre projectile ainsi que l'indiquait ma depeche?

--J'attendais votre arrivee. Mais, demanda Barbicane en insistant de nouveau, vous avez bien reflechi?...

--Reflechi! est-ce que j'ai du temps a perdre? Je trouve l'occasion d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voila tout. Il me semble que cela ne merite pas tant de reflexions."

Barbicane devorait du regard cet homme qui parlait de son projet de voyage avec une legerete, une insouciance si complete et une si parfaite absence d'inquietudes.

"Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'execution?

--Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, a tout le monde, et qu'il n'en soit plus question. Cela evitera des redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos collegues, toute la ville, toute la Floride, toute l'Amerique, si vous voulez, et demain je serai pret a developper mes moyens comme a repondre aux objections quelles qu'elles soient. Soyez tranquille, je les attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il?

--Cela me va", repondit Barbicane.

Sur ce, le president sortit de la cabine et fit part a la foule de la proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avec des trepignements et des grognements de joie. Cela coupait court a toute difficulte. Le lendemain chacun pourrait contempler a son aise le heros europeen. Cependant certains spectateurs des plus entetes ne voulurent pas quitter le pont de l'Atlanta; ils passerent la nuit a bord. Entre autres, J.-T. Maston avait visse son crochet dans la lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en arracher.

"C'est un heros! un heros! s'ecriait-il sur tous les tons, et nous ne sommes que des femmelettes aupres de cet Europeen-la!"

Quant au president, apres avoir convie les visiteurs a se retirer, il rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment ou la cloche du steamer sonna le quart de minuit.

Mais alors les deux rivaux en popularite se serraient chaleureusement la main, et Michel Ardan tutoyait le president Barbicane.

XIX

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UN MEETING


Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gre de l'impatience publique. On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait eclairer une semblable fete. Barbicane, craignant les questions indiscretes pour Michel Ardan, aurait voulu reduire ses auditeurs a un petit nombre d'adeptes, a ses collegues, par exemple. Mais autant essayer d'endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer a ses projets et laisser son nouvel ami courir les chances d'une conference publique. La nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgre ses dimensions colossales, fut jugee insuffisante pour la ceremonie, car la reunion projetee prenait les proportions d'un veritable meeting.

Le lieu choisit fut une vaste plaine situee en dehors de la ville; en quelques heures on parvint a l'abriter contre les rayons du soleil; les navires du port riches en voiles, en agres, en mats de rechange, en vergues, fournirent les accessoires necessaires a la construction d'une tente colossale. Bientot un immense ciel de toile s'etendit sur la prairie calcinee et la defendit des ardeurs du jour. La trois cent mille personnes trouverent place et braverent pendant plusieurs heures une temperature etouffante, en attendant l'arrivee du Francais. De cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre; un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisieme, il ne voyait rien et n'entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas le moins empresse a prodiguer ses applaudissements.

A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagne des principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au president Barbicane, et le bras gauche a J.-T. Maston, plus radieux que le Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan monta sur une estrade, du haut de laquelle ses regards s'etendaient sur un ocean de chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrasse; il ne posait pas; il etait la comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs qui l'accueillirent il repondit par un salut gracieux; puis, de la main, reclama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et s'exprima fort correctement en ces termes:

"Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse tres chaud, je vais abuser de vos moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont paru vous interesser. Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que cela vous ferait plaisir, et je me suis devoue. Donc, ecoutez-moi avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de l'auteur."

Ce debut sans facon fut fort goute des assistants, qui exprimerent leur contentement par un immense murmure de satisfaction.

"Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est interdite. Ceci convenu, je commence. Et d'abord, ne l'oubliez pas, vous avez affaire a un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il ignore meme les difficultes. Il lui a donc paru que c'etait chose simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de partir pour la Lune. Ce voyage-la devait se faire tot ou tard, et quant au mode de locomotion adopte, il suit tout simplement la loi du progres. L'homme a commence par voyager a quatre pattes, puis, un beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! le projectile est la voiture de l'avenir, et, a vrai dire, les planetes ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lances par la main du Createur. Mais revenons a notre vehicule. Quelques-uns de vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimee est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en rapidite, et la Terre elle-meme, dans son mouvement de translation autour du Soleil, nous entraine trois fois plus rapidement. Voici quelques exemples. Seulement, je vous demande la permission de m'exprimer en lieues, car les mesures americaines ne me sont pas tres familieres, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs."

La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulte. L'orateur reprit son discours:

"Voici, messieurs, la vitesse des differentes planetes. Je suis oblige d'avouer que, malgre mon ignorance, je connais fort exactement ce petit detail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues a l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars, vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; Venus, trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille cinq cent vingt; certaines cometes, quatorze cent mille lieues dans leur perihelie! Quant a nous, veritables flaneurs, gens peu presses, notre vitesse ne depassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle ira toujours en decroissant! Je vous demande s'il y a la de quoi s'extasier, et n'est-il pas evident que tout cela sera depasse quelque jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumiere ou l'electricite seront probablement les agents mecaniques? "

Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.

"Mes chers auditeurs, reprit-il, a en croire certains esprits bornes -- c'est le qualificatif qui leur convient --, l'humanite serait renfermee dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et condamnee a vegeter sur ce globe sans jamais pouvoir s'elancer dans les espaces planetaires! Il n'en est rien! On va aller a la Lune, on ira aux planetes, on ira aux etoiles, comme on va aujourd'hui de Liverpool a New York, facilement, rapidement, surement, et l'ocean atmospherique sera bientot traverse comme les oceans de la Lune! La distance n'est qu'un mot relatif, et finira par etre ramenee a zero."

L'assemblee, quoique tres montee en faveur du heros francais, resta un peu interdite devant cette audacieuse theorie. Michel Ardan parut le comprendre.

"Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hotes, reprit-il avec un aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps il faudrait a un train express pour atteindre la Lune? Trois cents jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela? Pas meme neuf fois le tour de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu degourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence. Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route! Ah! vous vous figurez que la Lune est eloignee de la Terre et qu'il faut y regarder a deux fois avant de tenter l'aventure! Mais que diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller a Neptune, qui gravite a onze cent quarante-sept millions de lieues du Soleil! Voila un voyage que peu de gens pourraient faire, s'il coutait seulement cinq sols par kilometre! Le baron de Rothschild lui-meme, avec son milliard, n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept millions, il resterait en route!"

Cette facon d'argumenter parut beaucoup plaire a l'assemblee; d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lancait a corps perdu avec un entrain superbe; il se sentait avidement ecoute, et reprit avec une admirable assurance:

"Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien encore, si on la compare a celle des etoiles; en effet, pour evaluer l'eloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numeration eblouissante ou le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le milliard pour unite. Je vous demande pardon d'etre si ferre sur cette question, mais elle est d'un interet palpitant. Ecoutez et jugez! Alpha du Centaure est a huit mille milliards de lieues, Vega a cinquante mille milliards, Sirius a cinquante mille milliards, Arcturus a cinquante-deux mille milliards, la Polaire a cent dix-sept mille milliards, la Chevre a cent soixante-dix mille milliards, les autres etoiles a des mille et des millions et des milliards de milliards de lieues! Et l'on viendrait parler de la distance qui separe les planetes du Soleil! Et l'on soutiendrait que cette distance existe! Erreur! faussete! aberration des sens! Savez-vous ce que je pense de ce monde qui commence a l'astre radieux et finit a Neptune? Voulez-vous connaitre ma theorie? Elle est bien simple! Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogene; les planetes qui le composent se pressent, se touchent, adherent, et l'espace existant entre elles n'est que l'espace qui separe les molecules du metal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine! J'ai donc le droit d'affirmer, et je repete avec une conviction qui vous penetrera tous: "La distance est un vain mot, la distance n'existe pas!"

--Bien dit! Bravo! Hurrah! s'ecria d'une seule voix l'assemblee electrisee par le geste, par l'accent de l'orateur, par la hardiesse de ses conceptions.

--Non! s'ecria J.-T. Maston plus energiquement que les autres, la distance n'existe pas!"

Et, emporte par la violence de ses mouvements, par l'elan de son corps qu'il eut peine a maitriser, il faillit tomber du haut de l'estrade sur le sol. Mais il parvint a retrouver son equilibre, et il evita une chute qui lui eut brutalement prouve que la distance n'etait pas un vain mot. Puis le discours de l'entrainant orateur reprit son cours.

"Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est maintenant resolue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c'est que j'ai ete timide dans mes demonstrations, faible dans mes arguments, et il faut en accuser l'insuffisance de mes etudes theoriques. Quoi qu'il en soit, je vous le repete, la distance de la Terre a son satellite est reellement peu importante et indigne de preoccuper un esprit serieux. Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on etablira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se fera commodement le voyage de la Terre a la Lune. Il n'y aura ni choc, ni secousse, ni deraillement a craindre, et l'on atteindra le but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, "a vol d'abeille", pour parler le langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moitie de la Terre aura visite la Lune!

--Hurrah! hurrah pour Michel Ardan! s'ecrierent les assistants, meme les moins convaincus.

--Hurrah pour Barbicane!" repondit modestement l'orateur.

Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut accueilli par d'unanimes applaudissements.

"Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque question a m'adresser, vous embarrasserez evidemment un pauvre homme comme moi, mais je tacherai cependant de vous repondre."

Jusqu'ici, le president du Gun-Club avait lieu d'etre tres satisfait de la tournure que prenait la discussion. Elle portait sur ces theories speculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraine par sa vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc l'empecher de devier vers les questions pratiques, dont il se fut moins bien tire, sans doute. Barbicane se hata de prendre la parole, et il demanda a son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les planetes fussent habitees.

"C'est un grand probleme que tu me poses la, mon digne president, repondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononces pour l'affirmative. En me placant au point de vue de la philosophie naturelle, je serais porte a penser comme eux; je me dirais que rien d'inutile n'existe en ce monde, et, repondant a ta question par une autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont habitables, ou ils sont habites, ou ils l'ont ete, ou ils le seront.

--Tres bien! s'ecrierent les premiers rangs des spectateurs, dont l'opinion avait force de loi pour les derniers.

--On ne peut repondre avec plus de logique et de justesse, dit le president du Gun-Club. La question revient donc a celle-ci: Les mondes sont-ils habitables? Je le crois, pour ma part.

--Et moi, j'en suis certain, repondit Michel Ardan.

--Cependant, repliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre l'habitabilite des mondes. Il faudrait evidemment dans la plupart que les principes de la vie fussent modifies. Ainsi, pour ne parler que des planetes, on doit etre brule dans les unes et gele dans les autres, suivant qu'elles sont plus ou moins eloignees du Soleil.

--Je regrette, repondit Michel Ardan, de ne pas connaitre personnellement mon honorable contradicteur, car j'essaierais de lui repondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la combattre avec quelque succes, ainsi que toutes celles dont l'habitabilite des mondes a ete l'objet. Si j'etais physicien, je dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les planetes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planetes eloignees, ce simple phenomene suffit pour equilibrer la chaleur et rendre la temperature de ces mondes supportable a des etres organises comme nous le sommes. Si j'etais naturaliste, je lui dirais, apres beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses d'habitabilite; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez difficile a expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans etre ecrases des pressions de cinquante ou soixante atmospheres; que divers insectes aquatiques, insensibles a la temperature, se rencontrent a la fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glacees de l'ocean Polaire; enfin, qu'il faut reconnaitre a la nature une diversite dans ses moyens d'action souvent incomprehensible, mais non moins reelle, et qui va jusqu'a la toute-puissance. Si j'etais chimiste, je lui dirais que les aerolithes, ces corps evidemment formes en dehors du monde terrestre, ont revele a l'analyse des traces indiscutables de carbone; que cette substance ne doit son origine qu'a des etres organises, et que, d'apres les experiences de Reichenbach, elle a du etre necessairement "animalisee". Enfin, si j'etais theologien, je lui dirais que la Redemption divine semble, suivant saint Paul, s'etre appliquee non seulement a la Terre, mais a tous les mondes celestes. Mais je ne suis ni theologien, ni chimiste, ni naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des grandes lois qui regissent l'univers, je me borne a repondre: Je ne sais pas si les mondes sont habites, et, comme je ne le sais pas, je vais y voir!"

L'adversaire des theories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres arguments? Il est impossible de le dire, car les cris frenetiques de la foule eussent empeche toute opinion de se faire jour. Lorsque le silence se fut retabli jusque dans les groupes les plus eloignes, le triomphant orateur se contenta d'ajouter les considerations suivantes:

"Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est a peine effleuree par moi; je ne viens point vous faire ici un cours public et soutenir une these sur ce vaste sujet. Il y a toute une autre serie d'arguments en faveur de l'habitabilite des mondes. Je la laisse de cote. Permettez-moi seulement d'insister sur un point. Aux gens qui soutiennent que les planetes ne sont pas habitees, il faut repondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est demontre que la Terre est le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait dit Voltaire. Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus, Saturne, Neptune, en ont plusieurs a leur service, avantage qui n'est point a dedaigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite. De la l'inegalite des jours et des nuits; de la cette diversite facheuse des saisons. Sur notre malheureux spheroide, il fait toujours trop chaud ou trop froid; on y gele en hiver, on y brule en ete; c'est la planete aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'a la surface de Jupiter, par exemple, ou l'axe est tres peu incline [L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite n'est que de 3� 5'.], les habitants pourraient jouir de temperatures invariables; il y a la zone des printemps, la zone des etes, la zone des automnes et la zone des hivers perpetuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui lui plait et se mettre pour toute sa vie a l'abri des variations de la temperature. Vous conviendrez sans peine de cette superiorite de Jupiter sur notre planete, sans parler de ses annees, qui durent douze ans chacune! De plus, il est evident pour moi que, sous ces auspices et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce monde fortune sont des etres superieurs, que les savants y sont plus savants, que les artistes y sont plus artistes, que les mechants y sont moins mechants, et que les bons y sont meilleurs. Helas! que manque-t-il a notre spheroide pour atteindre cette perfection? Peu de chose! Un axe de rotation moins incline sur le plan de son orbite.

--Eh bien! s'ecria une voix impetueuse, unissons nos efforts, inventons des machines et redressons l'axe de la Terre!"

Un tonnerre d'applaudissements eclata a cette proposition, dont l'auteur etait et ne pouvait etre que J.-T. Maston. Il est probable que le fougueux secretaire avait ete emporte par ses instincts d'ingenieur a hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le dire -- car c'est la verite --, beaucoup l'appuyerent de leurs cris, et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui reclame par Archimede, les Americains auraient construit un levier capable de soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d'appui, voila ce qui manquait a ces temeraires mecaniciens.

Neanmoins, cette idee "eminemment pratique" eut un succes enorme; la discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps, bien longtemps encore, on parla dans les Etats-Unis d'Amerique de la proposition formulee si energiquement par le secretaire perpetuel du Gun-Club.

XX

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ATTAQUE ET RIPOSTE


CET incident semblait devoir terminer la discussion. C'etait le "mot de la fin", et l'on n'eut pas trouve mieux. Cependant, quand l'agitation se fut calmee, on entendit ces paroles prononcees d'une voix forte et severe:

"Maintenant que l'orateur a donne une large part a la fantaisie, voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de theories et discuter la partie pratique de son expedition?"

Tous les regards se dirigerent vers le personnage qui parlait ainsi. C'etait un homme maigre, sec, d'une figure energique, avec une barbe taillee a l'americaine qui foisonnait sous son menton. A la faveur des diverses agitations produites dans l'assemblee, il avait peu a peu gagne le premier rang des spectateurs. La, les bras croises, l'oeil brillant et hardi, il fixait imperturbablement le heros du meeting. Apres avoir formule sa demande, il se tut et ne parut pas s'emouvoir des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure desapprobateur excite par ses paroles. La reponse se faisant attendre, il posa de nouveau sa question avec le meme accent net et precis, puis il ajouta:

"Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.

--Vous avez raison, monsieur, repondit Michel Ardan, la discussion s'est egaree. Revenons a la Lune.

--Monsieur, reprit l'inconnu, vous pretendez que notre satellite est habite. Bien. Mais s'il existe des Selenites, ces gens-la, a coup sur, vivent sans respirer, car -- je vous en previens dans votre interet -- il n'y a pas la moindre molecule d'air a la surface de la Lune."

A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve criniere; il comprit que la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question. Il le regarda fixement a son tour, et dit:

"Ah! il n'a pas d'air dans la Lune! Et qui pretend cela, s'il vous plait?

--Les savants.

--Vraiment?

--Vraiment.

--Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie a part, j'ai une profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dedain pour les savants qui ne savent pas.

--Vous en connaissez qui appartiennent a cette derniere categorie?

--Particulierement. En France, il y en a un qui soutient que "mathematiquement" l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les theories demontrent que le poisson n'est pas fait pour vivre dans l'eau.

--Il ne s'agit pas de ceux-la, monsieur, et je pourrais citer a l'appui de ma proposition des noms que vous ne recuseriez pas.

--Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui, d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire!

--Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne les avez pas etudiees? demanda l'inconnu assez brutalement.

--Pourquoi! repondit Ardan. Par la raison que celui-la est toujours brave qui ne soupconne pas le danger! Je ne sais rien, c'est vrai, mais c'est precisement ma faiblesse qui fait ma force.

--Votre faiblesse va jusqu'a la folie, s'ecria l'inconnu d'un ton de mauvaise humeur.

--Eh! tant mieux, riposta le Francais, si ma folie me mene jusqu'a la Lune!"

Barbicane et ses collegues devoraient des yeux cet intrus qui venait si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. Aucun ne le connaissait, et le president, peu rassure sur les suites d'une discussion si franchement posee, regardait son nouvel ami avec une certaine apprehension. L'assemblee etait attentive et serieusement inquiete, car cette lutte avait pour resultat d'appeler son attention sur les dangers ou meme les veritables impossibilites de l'expedition.

"Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosphere autour de la Lune. Je dirai meme a priori que, si cette atmosphere a jamais existe, elle a du etre soutiree par la Terre. Mais j'aime mieux vous opposer des faits irrecusables.

--Opposez, monsieur, repondit Michel Ardan avec une galanterie parfaite, opposez tant qu'il vous plaira!

--Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux traversent un milieu tel que l'air, ils sont devies de la ligne droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une refraction. Eh bien! lorsque des etoiles sont occultees par la Lune, jamais leurs rayons, en rasant les bords du disque, n'ont eprouve la moindre deviation ni donne le plus leger indice de refraction. De la cette consequence evidente que la Lune n'est pas enveloppee d'une atmosphere."

On regarda le Francais, car, l'observation une fois admise, les consequences en etaient rigoureuses.

"En effet, repondit Michel Ardan, voila votre meilleur argument, pour ne pas dire le seul, et un savant serait peut-etre embarrasse d'y repondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une valeur absolue, parce qu'il suppose le diametre angulaire de la Lune parfaitement determine, ce qui n'est pas. Mais passons, et dites-moi, mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans a la surface de la Lune.

--Des volcans eteints, oui; enflammes, non.

--Laissez-moi croire pourtant, et sans depasser les bornes de la logique, que ces volcans ont ete en activite pendant une certaine periode!

--Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-memes l'oxygene necessaire a la combustion, le fait de leur eruption ne prouve aucunement la presence d'une atmosphere lunaire.

--Passons alors, repondit Michel Ardan, et laissons de cote ce genre d'arguments pour arriver aux observations directes. Mais je vous previens que je vais mettre des noms en avant.

--Mettez.

--Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant l'eclipse du 3 mai, remarquerent certaines fulminations d'une nature bizarre. Ces eclats de lumiere, rapides et souvent renouveles, furent attribues par eux a des orages qui se dechainaient dans l'atmosphere de la Lune.

--En 1715, repliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont pris pour des phenomenes lunaires des phenomenes purement terrestres, tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphere. Voila ce qu'ont repondu les savants a l'enonce de ces faits, et ce que je reponds avec eux.

--Passons encore, repondit Ardan, sans etre trouble de la riposte. Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observe un grand nombre de points lumineux a la surface de la Lune?

--Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points lumineux, Herschell lui-meme n'a pas conclu de leur apparition a la necessite d'une atmosphere lunaire.

--Bien repondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je vois que vous etes tres fort en selenographie.

--Tres fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles observateurs, ceux qui ont le mieux etudie l'astre des nuits, MM. Beer et Moelder, sont d'accord sur le defaut absolu d'air a sa surface."

Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'emouvoir des arguments de ce singulier personnage.

"Passons toujours, repondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et arrivons maintenant a un fait important. Un habile astronome francais, M. Laussedat, en observant l'eclipse du 18 juillet 1860, constata que les cornes du croissant solaire etaient arrondies et tronquees. Or, ce phenomene n'a pu etre produit que par une deviation des rayons du soleil a travers l'atmosphere de la Lune, et il n'a pas d'autre explication possible.

--Mais le fait est-il certain? demanda vivement l'inconnu.

--Absolument certain!"

Un mouvement inverse ramena l'assemblee vers son heros favori, dont l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sans tirer vanite de son dernier avantage, il dit simplement: "Vous voyez donc bien, mon cher monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une facon absolue contre l'existence d'une atmosphere a la surface de la Lune; cette atmosphere est probablement peu dense, assez subtile, mais aujourd'hui la science admet generalement qu'elle existe.

--Pas sur les montagnes, ne vous en deplaise, riposta l'inconnu, qui n'en voulait pas demordre.

--Non, mais au fond des vallees, et ne depassant pas en hauteur quelques centaines de pieds.

--En tout cas, vous feriez bien de prendre vos precautions, car cet air sera terriblement rarefie.

--Oh! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme seul; d'ailleurs, une fois rendu la-haut, je tacherai de l'economiser de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions!"

Un formidable eclat de rire vint tonner aux oreilles du mysterieux interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assemblee, en la bravant avec fierte.

"Donc, reprit Michel Ardan d'un air degage, puisque nous sommes d'accord sur la presence d'une certaine atmosphere, nous voila forces d'admettre la presence d'une certaine quantite d'eau. C'est une consequence dont je me rejouis fort pour mon compte. D'ailleurs, mon aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une observation. Nous ne connaissons qu'un cote du disque de la Lune, et s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il y en ait beaucoup sur la face opposee.

--Et pour quelle raison?

--Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris la forme d'un oeuf que nous apercevons par le petit bout. De la cette consequence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravite est situe dans l'autre hemisphere. De la cette conclusion que toutes les masses d'air et d'eau ont du etre entrainees sur l'autre face de notre satellite aux premiers jours de sa creation.

--Pures fantaisies! s'ecria l'inconnu.

--Non! pures theories, qui sont appuyees sur les lois de la mecanique, et il me parait difficile de les refuter. J'en appelle donc a cette assemblee, et je mets aux voix la question de savoir si la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible a la surface de la Lune?"

Trois cent mille auditeurs a la fois applaudirent a la proposition. L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme la grele.

"Assez! assez! disaient les uns.

--Chassez cet intrus! repetaient les autres.

--A la porte! a la porte!" s'ecriait la foule irritee.

Mais lui, ferme, cramponne a l'estrade, ne bougeait pas et laissait passer l'orage, qui eut pris des proportions formidables, si Michel Ardan ne l'eut apaise d'un geste. Il etait trop chevaleresque pour abandonner son contradicteur dans une semblable extremite.

"Vous desirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plus gracieux.

--Oui! cent, mille, repondit l'inconnu avec emportement. Ou plutot, non, un seul! Pour perseverer dans votre entreprise, il faut que vous soyez...

--Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demande un boulet cylindro-conique a mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner en route a la facon des ecureuils?

--Mais, malheureux, l'epouvantable contrecoup vous mettra en pieces au depart!

--Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la veritable et la seule difficulte; cependant, j'ai trop bonne opinion du genie industriel des Americains pour croire qu'ils ne parviendront pas a la resoudre!

--Mais la chaleur developpee par la vitesse du projectile en traversant les couches d'air?

--Oh! ses parois sont epaisses, et j'aurai si rapidement franchi l'atmosphere!

--Mais des vivres? de l'eau?

--J'ai calcule que je pouvais en emporter pour un an, et ma traversee durera quatre jours!

--Mais de l'air pour respirer en route?

--J'en ferai par des procedes chimiques.

--Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?

--Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque la pesanteur est six fois moindre a la surface de la Lune.

--Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre!

--Et qui m'empechera de retarder ma chute au moyen de fusees convenablement disposees et enflammees en temps utile?

--Mais enfin, en supposant que toutes les difficultes soient resolues, tous les obstacles aplanis, en reunissant toutes les chances en votre faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune, comment reviendrez-vous?

--Je ne reviendrai pas!"

A cette reponse, qui touchait au sublime par sa simplicite, l'assemblee demeura muette Mais son silence fut plus eloquent que n'eussent ete ses cris d'enthousiasme. L'inconnu en profita pour protester une derniere fois.

"Vous vous tuerez infailliblement, s'ecria-t-il, et votre mort, qui n'aura ete que la mort d'un insense, n'aura pas meme servi la science!

--Continuez, mon genereux inconnu, car veritablement vous pronostiquez d'une facon fort agreable.

--Ah! c'en est trop! s'ecria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu serieuse! Poursuivez a votre aise cette folle entreprise! Ce n'est pas a vous qu'il faut s'en prendre!

--Oh! ne vous genez pas!

--Non! c'est un autre qui portera la responsabilite de vos actes!

--Et qui donc, s'il vous plait? demanda Michel Ardan d'une voix imperieuse.

--L'ignorant qui a organise cette tentative aussi impossible que ridicule!"

L'attaque etait directe. Barbicane, depuis l'intervention de l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et a bruler sa fumee comme certains foyers de chaudieres; mais, en se voyant si outrageusement designe, il se leva precipitamment et allait marcher a l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement separe de lui.

L'estrade fut enlevee tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le president du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du triomphe. Le pavois etait lourd, mais les porteurs se relayaient sans cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour preter a cette manifestation l'appui de ses epaules.

Cependant l'inconnu n'avait point profite du tumulte pour quitter la place. L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte? Non, sans doute. En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras croises, et devorait des yeux le president Barbicane.

Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes demeuraient engages comme deux epees fremissantes.

Les cris de l'immense foule se maintinrent a leur maximum d'intensite pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec un plaisir evident. Sa face rayonnait. Quelquefois l'estrade semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des flots. Mais les deux heros du meeting avaient le pied marin; ils ne bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de Tampa-Town. Michel Ardan parvint heureusement a se derober aux dernieres etreintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit a l'hotel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement dans son lit, tandis qu'une armee de cent mille hommes veillait sous ses fenetres.

Pendant ce temps, une scene courte, grave, decisive, avait lieu entre le personnage mysterieux et le president du Gun-Club.

Barbicane, libre enfin, etait alle droit a son adversaire.

"Venez!" dit-il d'une voix breve.

Celui-ci le suivit sur le quai, et bientot tous les deux se trouverent seuls a l'entree d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall.

La, ces ennemis, encore inconnus l'un a l'autre, se regarderent.

"Qui etes-vous? demanda Barbicane.

--Le capitaine Nicholl.

--Je m'en doutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jete sur mon chemin...

--Je suis venu m'y mettre!

--Vous m'avez insulte!

--Publiquement.

--Et vous me rendrez raison de cette insulte.

--A l'instant.

--Non. Je desire que tout se passe secretement entre nous. Il y a un bois situe a trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vous le connaissez?

--Je le connais.

--Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin a cinq heures par un cote?...

--Oui, si a la meme heure vous entrez par l'autre cote.

--Et vous n'oublierez pas votre rifle? dit Barbicane.

--Pas plus que vous n'oublierez le votre", repondit Nicholl.

Sur ces paroles froidement prononcees, le president du Gun-Club et le capitaine se separerent. Barbicane revint a sa demeure, mais au lieu de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit a chercher les moyens d'eviter le contrecoup du projectile et de resoudre ce difficile probleme pose par Michel Ardan dans la discussion du meeting.

XXI

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COMMENT UN FRANCAIS ARRANGE UNE AFFAIRE


Pendant que les conventions de ce duel etaient discutees entre le president et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait des fatigues du triomphe. Se reposer n'est evidemment pas une expression juste, car les lits americains peuvent rivaliser pour la durete avec des tables de marbre ou de granit.

Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait a installer une couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent vint l'arracher a ses reves. Des coups desordonnes ebranlaient sa porte. Ils semblaient etre portes avec un instrument de fer. De formidables eclats de voix se melaient a ce tapage un peu trop matinal.

"Ouvre! criait-on. Mais, au nom du Ciel, ouvre donc!"

Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer a une demande si bruyamment posee. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment ou elle allait ceder aux efforts du visiteur obstine. Le secretaire du Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe ne serait pas entree avec moins de ceremonie.

"Hier soir, s'ecria J.-T. Maston ex abrupto, notre president a ete insulte publiquement pendant le meeting! Il a provoque son adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl! Ils se battent ce matin au bois de Skersnaw! J'ai tout appris de la bouche de Barbicane! S'il est tue, c'est l'aneantissement de nos projets! Il faut donc empecher ce duel! Or, un seul homme au monde peut avoir assez d'empire sur Barbicane pour l'arreter, et cet homme c'est Michel Ardan!"

Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renoncant a l'interrompre, s'etait precipite dans son vaste pantalon, et, moins de deux minutes apres, les deux amis gagnaient a toutes jambes les faubourgs de Tampa-Town.

Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de la situation. Il lui apprit les veritables causes de l'inimitie de Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitie etait de vieille date, pourquoi jusque-la, grace a des amis communs, le president et le capitaine ne s'etaient jamais rencontres face a face; il ajouta qu'il s'agissait uniquement d'une rivalite de plaque et de boulet, et qu'enfin la scene du meeting n'avait ete qu'une occasion longtemps cherchee par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes.

Rien de plus terrible que ces duels particuliers a l'Amerique, pendant lesquels les deux adversaires se cherchent a travers les taillis, se guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourres comme des betes fauves. C'est alors que chacun d'eux doit envier ces qualites merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur intelligence rapide, leur ruse ingenieuse, leur sentiment des traces, leur flair de l'ennemi. Une erreur, une hesitation, un faux pas peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font souvent accompagner de leurs chiens et, a la fois chasseurs et gibier, ils se relancent pendant des heures entieres.

"Quels diables de gens vous etes! s'ecria Michel Ardan, quand son compagnon lui eut depeint avec beaucoup d'energie toute cette mise en scene.

--Nous sommes ainsi, repondit modestement J.-T. Maston; mais hatons-nous."

Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir a travers la plaine encore tout humide de rosee, franchir les rizieres et les creeks, couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passe sa lisiere depuis une demi-heure.

La travaillait un vieux bushman occupe a debiter en fagots des arbres abattus sous sa hache. Maston courut a lui en criant:

"Avez-vous vu entrer dans le bois un homme arme d'un rifle, Barbicane, le president... mon meilleur ami?..."

Le digne secretaire du Gun-Club pensait naivement que son president devait etre connu du monde entier. Mais le bushman n'eut pas l'air de le comprendre.

"Un chasseur, dit alors Ardan.

--Un chasseur? oui, repondit le bushman.

--Il y a longtemps?

--Une heure a peu pres.

--Trop tard! s'ecria Maston.

--Et avez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan.

--Non.

--Pas un seul?

--Pas un seul. Ce chasseur-la n'a pas l'air de faire bonne chasse!

--Que faire? dit Maston.

--Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est pas destinee.

--Ah! s'ecria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se meprendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tete qu'une seule dans la tete de Barbicane.

--En avant donc!" reprit Ardan en serrant la main de son compagnon.

Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le taillis. C'etait un fourre fort epais, fait de cypres geants, de sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de chenes vifs et de magnolias. Ces divers arbres enchevetraient leurs branches dans un inextricable pele-mele, sans permettre a la vue de s'etendre au loin. Michel Ardan et Maston marchaient l'un pres de l'autre, passant silencieusement a travers les hautes herbes, se frayant un chemin au milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou les branches perdues dans la sombre epaisseur du feuillage et attendant a chaque pas la redoutable detonation des rifles. Quant aux traces que Barbicane avait du laisser de son passage a travers le bois, il leur etait impossible de les reconnaitre, et ils marchaient en aveugles dans ces sentiers a peine frayes, sur lesquels un Indien eut suivi pas a pas la marche de son adversaire.

Apres une heure de vaines recherches, les deux compagnons s'arreterent. Leur inquietude redoublait.

"Il faut que tout soit fini, dit Maston decourage. Un homme comme Barbicane n'a pas ruse avec son ennemi, ni tendu de piege, ni pratique de manoeuvre! Il est trop franc, trop courageux. Il est alle en avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que le vent ait emporte la detonation d'une arme a feu!

--Mais nous! nous! repondit Michel Ardan, depuis notre entree sous bois, nous aurions entendu!...

--Et si nous sommes arrives trop tard! s'ecria Maston avec un accent de desespoir.

Michel Ardan ne trouva pas un mot a repondre; Maston et lui reprirent leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands cris; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl; mais ni l'un ni l'autre des deux adversaires ne repondait a leur voix. De joyeuses volees d'oiseaux, eveilles au bruit, disparaissaient entre les branches, et quelques daims effarouches s'enfuyaient precipitamment a travers les taillis.

Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande partie du bois avait ete exploree. Rien ne decelait la presence des combattants. C'etait a douter de l'affirmation du bushman, et Ardan allait renoncer a poursuivre plus longtemps une reconnaissance inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arreta.

"Chut! fit-il. Quelqu'un la-bas!

--Quelqu'un? repondit Michel Ardan.

--Oui! un homme! Il semble immobile. Son rifle n'est plus entre ses mains. Que fait-il donc?

--Mais le reconnais-tu? demanda Michel Ardan, que sa vue basse servait fort mal en pareille circonstance.

--Oui! oui Il se retourne, repondit Maston.

--Et c'est?...

--Le capitaine Nicholl!

--Nicholl!" s'ecria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement de coeur.

Nicholl desarme! Il n'avait donc plus rien a craindre de son adversaire?

"Marchons a lui, dit Michel Ardan, nous saurons a quoi nous en tenir."

Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas, qu'ils s'arreterent pour examiner plus attentivement le capitaine. Ils s'imaginaient trouver un homme altere de sang et tout entier a sa vengeance! En le voyant, ils demeurerent stupefaits.

Un filet a maille serree etait tendu entre deux tulipiers gigantesques, et, au milieu du reseau, un petit oiseau, les ailes enchevetrees, se debattait en poussant des cris plaintifs. L'oiseleur qui avait dispose cette toile inextricable n'etait pas un etre humain, mais bien une venimeuse araignee, particuliere au pays, grosse comme un oeuf de pigeon, et munie de pattes enormes. Le hideux animal, au moment de se precipiter sur sa proie, avait du rebrousser chemin et chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi redoutable venait le menacer a son tour.

En effet, le capitaine Nicholl, son fusil a terre, oubliant les dangers de sa situation, s'occupait a delivrer le plus delicatement possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignee. Quand il eut fini, il donna la volee au petit oiseau, qui battit joyeusement de l'aile et disparut.

Nicholl, attendri, le regardait fuir a travers les branches? quand il entendit ces paroles prononcees d'une voix emue:

"Vous etes un brave homme, vous!"

Il se retourna. Michel Ardan etait devant lui, repetant sur tous les tons:

"Et un aimable homme!

--Michel Ardan! s'ecria le capitaine. Que venez-vous faire ici, monsieur?

--Vous serrer la main, Nicholl, et vous empecher de tuer Barbicane ou d'etre tue par lui.

--Barbicane! s'ecria le capitaine, que je cherche depuis deux heures sans le trouver! Ou se cache-t-il?...

Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli! il faut toujours respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant, nous le trouverons, et d'autant plus facilement que, s'il ne s'est pas amuse comme vous a secourir des oiseaux opprimes, il doit vous chercher aussi. Mais quand nous l'aurons trouve, c'est Michel Ardan qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous.

--Entre le president Barbicane et moi, repondit gravement Nicholl, il y a une rivalite telle, que la mort de l'un de nous...

--Allons donc! allons donc! reprit Michel Ardan, de braves gens comme vous, cela a pu se detester, mais cela s'estime. Vous ne vous battrez pas.

--Je me battrai, monsieur!

--Point.

--Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de coeur, je suis l'ami du president, son alter ego, un autre lui-meme; si vous voulez absolument tuer quelqu'un, tirez sur moi, ce sera exactement la meme chose.

--Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsive, ces plaisanteries...

--L'ami Maston ne plaisante pas, repondit Michel Ardan, et je comprends son idee de se faire tuer pour l'homme qu'il aime! Mais ni lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl, car j'ai a faire aux deux rivaux une proposition si seduisante qu'ils s'empresseront de l'accepter.

--Et laquelle? demanda Nicholl avec une visible incredulite.

--Patience, repondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en presence de Barbicane.

--Cherchons-le donc", s'ecria le capitaine.

Aussitot ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, apres avoir desarme son rifle, le jeta sur son epaule et s'avanca d'un pas saccade, sans mot dire.

Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston se sentait pris d'un sinistre pressentiment. Il observait severement Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le malheureux Barbicane, deja frappe d'une balle, ne gisait pas sans vie au fond de quelque taillis ensanglante. Michel Ardan semblait avoir la meme pensee, et tous deux interrogeaient deja du regard le capitaine Nicholl, quand Maston s'arreta soudain.

Le buste immobile d'un homme adosse au pied d'un gigantesque catalpa apparaissait a vingt pas, a moitie perdu dans les herbes.

"C'est lui!" fit Maston.

Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en criant:

"Barbicane! Barbicane!"

Nulle reponse. Ardan se precipita vers son ami; mais, au moment ou il allait lui saisir le bras, il s'arreta court en poussant un cri de surprise.

Barbicane, le crayon a la main, tracait des formules et des figures geometriques sur un carnet, tandis que son fusil desarme gisait a terre.

Absorbe dans son travail, le savant, oubliant a son tour son duel et sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu.

Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le considera d'un oeil etonne.

"Ah! s'ecria-t-il enfin, toi! ici! J'ai trouve, mon ami! J'ai trouve!

--Quoi?

--Mon moyen!

--Quel moyen?

--Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au depart du projectile!

--Vraiment? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'oeil.

--Oui! de l'eau! de l'eau simple qui fera ressort... Ah! Maston! s'ecria Barbicane, vous aussi!

--Lui-meme, repondit Michel Ardan, et permets que je te presente en meme temps le digne capitaine Nicholl!

--Nicholl! s'ecria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon, capitaine, dit-il, j'avais oublie... je suis pret..."

Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de s'interpeller.

"Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se soient pas rencontres plus tot! Nous aurions maintenant a pleurer l'un ou l'autre. Mais, grace a Dieu qui s'en est mele, il n'y a plus rien a craindre. Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des problemes de mecanique ou jouer des tours aux araignees, c'est que cette haine n'est dangereuse pour personne."

Et Michel Ardan raconta au president l'histoire du capitaine.

"Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons etres comme vous sont faits pour se casser reciproquement la tete a coups de carabine?"

Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance garder l'un vis-a-vis de l'autre. Michel Ardan le sentit bien, et il resolut de brusquer la reconciliation.

"Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses levres son meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu. Pas autre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vous, et puisque vous etes gens a risquer votre peau, acceptez franchement la proposition que je vais vous faire.

--Parlez, dit Nicholl.

--L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit a la Lune.

--Oui, certes, repliqua le president.

--Et l'ami Nicholl est persuade qu'il retombera sur la terre.

--J'en suis certain, s'ecria le capitaine.

--Bon! reprit Michel Ardan. Je n'ai pas la pretention de vous mettre d'accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez voir si nous resterons en route.

--Hein!" fit J.-T. Maston stupefait.

Les deux rivaux, a cette proposition subite, avaient leve les yeux l'un sur l'autre. Ils s'observaient avec attention. Barbicane attendait la reponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles du president.

"Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu'il n'y a plus de contrecoup a craindre!

--Accepte!" s'ecria Barbicane.

Mais, si vite qu'il eut prononce ce mot, Nicholl l'avait acheve en meme temps que lui.

"Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s'ecria Michel Ardan en tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l'affaire est arrangee, mes amis, permettez-moi de vous traiter a la francaise. Allons dejeuner."

XXII

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LE NOUVEAU CITOYEN DES ETATS-UNIS


Ce jour-la toute l'Amerique apprit en meme temps l'affaire du capitaine Nicholl et du president Barbicane, ainsi que son singulier denouement. Le role joue dans cette rencontre par le chevaleresque Europeen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficulte, l'acceptation simultanee des deux rivaux, cette conquete du continent lunaire a laquelle la France et les Etats-Unis allaient marcher d'accord, tout se reunit pour accroitre encore la popularite de Michel Ardan.

On sait avec quelle frenesie les Yankees se passionnent pour un individu. Dans un pays ou de graves magistrats s'attellent a la voiture d'une danseuse et la trainent triomphalement, que l'on juge de la passion dechainee par l'audacieux Francais! Si l'on ne detela pas ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodiguees. Pas un citoyen qui ne s'unit a lui d'esprit et de coeur! Ex pluribus unum, suivant la devise des Etats-Unis.

A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des deputations venues de tous les coins de l'Union le harcelerent sans fin ni treve. Il dut les recevoir bon gre mal gre. Ce qu'il serra de mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientot sur les dents; sa voix, enrouee dans des speechs innombrables, ne s'echappait plus de ses levres qu'en sons inintelligibles, et il faillit gagner une gastro-enterite a la suite des toasts qu'il dut porter a tous les comtes de l'Union. Ce succes eut grise un autre des le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ebriete spirituelle et charmante.

Parmi les deputations de toute espece qui l'assaillirent, celle des "lunatiques" n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur conquerant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens, assez nombreux en Amerique, vinrent le trouver et demanderent a retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux pretendaient parler "le selenite" et voulurent l'apprendre a Michel Ardan. Celui-ci se preta de bon coeur a leur innocente manie et se chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.

"Singuliere folie! dit-il a Barbicane apres les avoir congedies, et folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens tres sages et tres reserves dans leurs conceptions se laissaient aller a une grande exaltation, a d'incroyables singularites, toutes les fois que la Lune les occupait. Tu ne crois pas a l'influence de la Lune sur les maladies?

--Peu, repondit le president du Gun-Club.

--Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistre des faits au moins etonnants. Ainsi, en 1693, pendant une epidemie, les personnes perirent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une eclipse. Le celebre Bacon s'evanouissait pendant les eclipses de la Lune et ne revenait a la vie qu'apres l'entiere emersion de l'astre. Le roi Charles VI retomba six fois en demence pendant l'annee 1399, soit a la nouvelle, soit a la pleine Lune. Des medecins ont classe le mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition. Gall avait remarque que l'exaltation des personnes faibles s'accroissait deux fois par mois, aux epoques de la nouvelle et de la pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur les vertiges, les fievres malignes, les somnambulismes, tendant a prouver que l'astre des nuits a une mysterieuse influence sur les maladies terrestres.

--Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane.

--Pourquoi? repondit Ardan. Ma foi, je te ferai la meme reponse qu'Arago repetait dix-neuf siecles apres Plutarque : "C'est peut-etre parce que ca n'est pas vrai!"

Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put echapper a aucune des corvees inherentes a l'etat d'homme celebre. Les entrepreneurs de succes voulurent l'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le promener de ville en ville dans tous les Etats-Unis et le montrer comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya promener lui-meme.

Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosite publique, ses portraits, du moins, coururent le monde entier et occuperent la place d'honneur dans les albums; on en fit des epreuves de toutes dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux reductions microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posseder son heros dans toutes les poses imaginables, en tete, en buste, en pied, de face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze cent mille exemplaires, et il avait la une belle occasion de se debiter en reliques, mais il n'en profita pas. Rien qu'a vendre ses cheveux un dollar la piece, il lui en restait assez pour faire fortune!

Pour tout dire, cette popularite ne lui deplaisait pas. Au contraire. Il se mettait a la disposition du public et correspondait avec l'univers entier. On repetait ses bons mots, on les propageait, surtout ceux qu'il ne faisait pas. On lui en pretait, suivant l'habitude, car il etait riche de ce cote.

Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel nombre infini de "beaux mariages" il aurait faits, pour peu que la fantaisie l'eut pris de "se fixer"! Les vieilles misses surtout, celles qui depuis quarante ans sechaient sur pied, revaient nuit et jour devant ses photographies.

Il est certain qu'il eut trouve des compagnes par centaines, meme s'il leur avait impose la condition de le suivre dans les airs. Les femmes sont intrepides quand elles n'ont pas peur de tout. Mais son intention n'etait pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y transplanter une race croisee de Francais et d'Americains. Il refusa donc.

"Aller jouer la-haut, disait-il, le role d'Adam avec une fille d'Eve, merci! Je n'aurais qu'a rencontrer des serpents!..."

Des qu'il put se soustraire enfin aux joies trop repetees du triomphe, il alla, suivi de ses amis, faire une visite a la Columbiad. Il lui devait bien cela. Du reste, il etait devenu tres fort en balistique, depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et tutti quanti. Son plus grand plaisir consistait a repeter a ces braves artilleurs qu'ils n'etaient que des meurtriers aimables et savants. Il ne tarissait pas en plaisanteries a cet egard. Le jour ou il visita la Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'ame de ce gigantesque mortier qui devait bientot le lancer vers l'astre des nuits.

"Au moins, dit-il, ce canon-la ne fera de mal a personne, ce qui est deja assez etonnant de la part d'un canon. Mais quant a vos engins qui detruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont "une ame", je ne vous croirais pas!"

Il faut rapporter ici une proposition relative a J.-T. Maston. Quand le secretaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la proposition de Michel Ardan, il resolut de se joindre a eux et de faire "la partie a quatre". Un jour il demanda a etre du voyage. Barbicane, desole de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston, desespere, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita a se resigner et fit valoir des arguments ad hominem.

"Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes paroles en mauvaise part; mais vraiment la, entre nous, tu es trop incomplet pour te presenter dans la Lune!

--Incomplet! s'ecria le vaillant invalide.

--Oui! mon brave ami! Songe au cas ou nous rencontrerions des habitants la-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idee de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre, leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps a se devorer, a se manger, a se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait nourrir cent milliards d'habitants, et ou il y en a douze cents millions a peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre a la porte!

--Mais si vous arrivez en morceaux, repliqua J.-T. Maston, vous serez aussi incomplets que moi!

--Sans doute, repondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en morceaux!"

En effet, une experience preparatoire, tentee le 18 octobre, avait donne les meilleurs resultats et fait concevoir les plus legitimes esperances. Barbicane, desirant se rendre compte de l'effet de contrecoup au moment du depart d'un projectile, fit venir un mortier de trente-deux pouces (-- 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola. On l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe retombat dans la mer et que sa chute fut amortie. Il ne s'agissait que d'experimenter la secousse au depart et non le choc a l'arrivee. Un projectile creux fut prepare avec le plus grand soin pour cette curieuse experience. Un epais capitonnage, applique sur un reseau de ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois interieures. C'etait un veritable nid soigneusement ouate.

"Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!" disait J.-T. Maston en regrettant que sa taille ne lui permit pas de tenter l'aventure.

Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle a vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un ecureuil appartenant au secretaire perpetuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait particulierement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu sujet au vertige, supporterait ce voyage experimental.

Le mortier fut charge avec cent soixante livres de poudre et la bombe placee dans la piece. On fit feu.

Aussitot le projectile s'enleva avec rapidite, decrivit majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds environ, et par une courbe gracieuse alla s'abimer au milieu des flots.

Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa chute; des plongeurs habiles se precipiterent sous les eaux, et attacherent des cables aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement hissee a bord. Cinq minutes ne s'etaient pas ecoulees entre le moment ou les animaux furent enfermes et le moment ou l'on devissa le couvercle de leur prison.

Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et ils assisterent a l'operation avec un sentiment d'interet facile a comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'elanca au-dehors, un peu froisse, mais plein de vie, et sans avoir l'air de revenir d'une expedition aerienne. Mais d'ecureuil point. On chercha. Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaitre la verite. Le chat avait mange son compagnon de voyage.

J.-T. Maston fut tres attriste de la perte de son pauvre ecureuil, et se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science.

Quoi qu'il en soit, apres cette experience, toute hesitation, toute crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore perfectionner le projectile et aneantir presque entierement les effets de contrecoup. Il n'y avait donc plus qu'a partir.

Deux jours plus tard, Michel Ardan recut un message du president de l'Union, honneur auquel il se montra particulierement sensible.

A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette, le gouvernement lui decernait le titre de citoyen des Etats-Unis d'Amerique.

XXIII

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LE WAGON-PROJECTILE


Apres l'achevement de la celebre Columbiad, l'interet public se rejeta immediatement sur le projectile, ce nouveau vehicule destine a transporter a travers l'espace les trois hardis aventuriers. Personne n'avait oublie que, par sa depeche du 30 septembre, Michel Ardan demandait une modification aux plans arretes par les membres du Comite.

Le president Barbicane pensait alors avec raison que la forme du projectile importait peu, car, apres avoir traverse l'atmosphere en quelques secondes, son parcours devait s'effectuer dans le vide absolu. Le Comite avait donc adopte la forme ronde, afin que le boulet put tourner sur lui-meme et se comporter a sa fantaisie. Mais, des l'instant qu'on le transformait en vehicule, c'etait une autre affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager a la facon des ecureuils; il voulait monter la tete en haut, les pieds en bas, ayant autant de dignite que dans la nacelle d'un ballon, plus vite sans doute, mais sans se livrer a une succession de cabrioles peu convenables.

De nouveaux plans furent donc envoyes a la maison Breadwill and Co. d'Albany, avec recommandation de les executer sans retard. Le projectile, ainsi modifie, fut fondu le 2 novembre et expedie immediatement a Stone's-Hill par les railways de l'Est. Le 10, il arriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan, Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce "wagon-projectile" dans lequel ils devaient prendre passage pour voler a la decouverte d'un nouveau monde.

Il faut en convenir, c'etait une magnifique piece de metal, un produit metallurgique qui faisait le plus grand honneur au genie industriel des Americains. On venait d'obtenir pour la premiere fois l'aluminium en masse aussi considerable, ce qui pouvait etre justement regarde comme un resultat prodigieux. Ce precieux projectile etincelait aux rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiffe de son chapeau conique, on l'eut pris volontiers pour une de ces epaisses tourelles en facon de poivrieres, que les architectes du Moyen Age suspendaient a l'angle des chateaux forts. Il ne lui manquait que des meurtrieres et une girouette.

"Je m'attends, s'ecriait Michel Ardan, a ce qu'il en sorte un homme d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier. Nous serons la-dedans comme des seigneurs feodaux, et, avec un peu d'artillerie, on y tiendrait tete a toutes les armees selenites, si toutefois il y en a dans la Lune!

--Ainsi le vehicule te plait? demanda Barbicane a son ami.

--Oui! oui! sans doute, repondit Michel Ardan qui l'examinait en artiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus effilees, son cone plus gracieux; on aurait du le terminer par une touffe d'ornements en metal guilloche, avec une chimere, par exemple, une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes deployees et la gueule ouverte...

--A quoi bon? dit Barbicane, dont l'esprit positif etait peu sensible aux beautes de l'art.

--A quoi bon, ami Barbicane! Helas! puisque tu me le demandes, je crains bien que tu ne le comprennes jamais!

--Dis toujours, mon brave compagnon.

--Eh bien! suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art dans ce que l'on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une piece indienne qu'on appelle Le Chariot de l'Enfant?

--Pas meme de nom, repondit Barbicane.

--Cela ne m'etonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que, dans cette piece, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d'une maison, se demande s'il donnera a son trou la forme d'une lyre, d'une fleur, d'un oiseau ou d'une amphore. Eh bien! dis-moi, ami Barbicane, si a cette epoque tu avais ete membre du jury, est-ce que tu aurais condamne ce voleur-la?

--Sans hesiter, repondit le president du Gun-Club, et avec la circonstance aggravante d'effraction.

--Et moi je l'aurais acquitte, ami Barbicane! Voila pourquoi tu ne pourras jamais me comprendre!

--Je n'essaierai meme pas, mon vaillant artiste.

--Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'exterieur de notre wagon-projectile laisse a desirer, on me permettra de le meubler a mon aise, et avec tout le luxe qui convient a des ambassadeurs de la Terre!

--A cet egard, mon brave Michel, repondit Barbicane, tu agiras a ta fantaisie, et nous te laisserons faire a ta guise."

Mais, avant de passer a l'agreable, le president du Gun-Club avait songe a l'utile, et les moyens inventes par lui pour amoindrir les effets du contrecoup furent appliques avec une intelligence parfaite.

Barbicane s'etait dit, non sans raison, que nul ressort ne serait assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade dans le bois de Skersnaw, il avait fini par resoudre cette grande difficulte d'une ingenieuse facon. C'est a l'eau qu'il comptait demander de lui rendre ce service signale. Voici comment.

Le projectile devait etre rempli a la hauteur de trois pieds d'une couche d'eau destinee a supporter un disque en bois parfaitement etanche, qui glissait a frottement sur les parois interieures du projectile. C'est sur ce veritable radeau que les voyageurs prenaient place. Quant a la masse liquide, elle etait divisee par des cloisons horizontales que le choc au depart devait briser successivement. Alors chaque nappe d'eau, de la plus basse a la plus haute, s'echappant par des tuyaux de degagement vers la partie superieure du projectile, arrivait ainsi a faire ressort, et le disque, muni lui-meme de tampons extremement puissants, ne pouvait heurter le culot inferieur qu'apres l'ecrasement successif des diverses cloisons. Sans doute les voyageurs eprouveraient encore un contrecoup violent apres le complet echappement de la masse liquide, mais le premier choc devait etre presque entierement amorti par ce ressort d'une grande puissance.

Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre pieds carres devaient peser pres de onze mille cinq cents livres; mais la detente des gaz accumules dans la Columbiad suffirait, suivant Barbicane, a vaincre cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.

Voila ce qu'avait imagine le president du Gun-Club et de quelle facon il pensait avoir resolu la grave question du contrecoup. Du reste, ce travail, intelligemment compris par les ingenieurs de la maison Breadwill, fut merveilleusement execute; l'effet une fois produit et l'eau chassee au-dehors, les voyageurs pouvaient se debarrasser facilement des cloisons brisees et demonter le disque mobile qui les supportait au moment du depart.

Quant aux parois superieures du projectile, elles etaient revetues d'un epais capitonnage de cuir, applique sur des spirales du meilleur acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre. Les tuyaux d'echappement dissimules sous ce capitonnage ne laissaient pas meme soupconner leur existence.

Ainsi donc toutes les precautions imaginables pour amortir le premier choc avaient ete prises, et pour se laisser ecraser, disait Michel Ardan, il faudrait etre "de bien mauvaise composition".

Le projectile mesurait neuf pieds de large exterieurement sur douze pieds de haut. Afin de ne pas depasser le poids assigne, on avait un peu diminue l'epaisseur de ses parois et renforce sa partie inferieure, qui devait supporter toute la violence des gaz developpes par la deflagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d'ailleurs, dans les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours plus epais.

On penetrait dans cette tour de metal par une etroite ouverture menagee sur les parois du cone, et semblable a ces "trous d'homme" des chaudieres a vapeur. Elle se fermait hermetiquement au moyen d'une plaque d'aluminium, retenue a l'interieur par de puissantes vis de pression. Les voyageurs pourraient donc sortir a volonte de leur prison mobile, des qu'ils auraient atteint l'astre des nuits.

Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route. Rien ne fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre hublots de verre lenticulaire d'une forte epaisseur, deux perces dans la paroi circulaire du projectile; un troisieme a sa partie inferieure et un quatrieme dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient donc a meme d'observer, pendant leur parcours, la Terre qu'ils abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les espaces constelles du ciel. Seulement, ces hublots etaient proteges contre les chocs du depart par des plaques solidement encastrees, qu'il etait facile de rejeter au-dehors en devissant des ecrous interieurs. De cette facon, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas s'echapper, et les observations devenaient possibles.

Tous ces mecanismes, admirablement etablis, fonctionnaient avec la plus grande facilite, et les ingenieurs ne s'etaient pas montres moins intelligents dans les amenagements du wagon-projectile.

Des recipients solidement assujettis etaient destines a contenir l'eau et les vivres necessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient meme se procurer le feu et la lumiere au moyen de gaz emmagasine dans un recipient special sous une pression de plusieurs atmospheres. Il suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait eclairer et chauffer ce confortable vehicule. On le voit, rien ne manquait des choses essentielles a la vie et meme au bien-etre. De plus, grace aux instincts de Michel Ardan, l'agreable vint se joindre a l'utile sous la forme d'objets d'art; il eut fait de son projectile un veritable atelier d'artiste, si l'espace ne lui eut pas manque. Du reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se trouver a l'etroit dans cette tour de metal. Elle avait une surface de cinquante-quatre pieds carres a peu pres sur dix pieds de hauteur, ce qui permettait a ses hotes une certaine liberte de mouvement. Ils n'eussent pas ete aussi a leur aise dans le plus confortable wagon des Etats-Unis.

La question des vivres et de l'eclairage etant resolue, restait la question de l'air. Il etait evident que l'air enferme dans le projectile ne suffirait pas pendant quatre jours a la respiration des voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ tout l'oxygene contenu dans cent litres d'air. Barbicane, ses deux compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient consommer, par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d'oxygene, ou, en poids, a peu pres sept livres. Il fallait donc renouveler l'air du projectile. Comment? Par un procede bien simple, celui de MM. Reiset et Regnault, indique par Michel Ardan pendant la discussion du meeting.

On sait que l'air se compose principalement de vingt et une parties d'oxygene et de soixante-dix-neuf parties d'azote. Or, que se passe-t-il dans l'acte de la respiration? Un phenomene fort simple. L'homme absorbe l'oxygene de l'air, eminemment propre a entretenir la vie, et rejette l'azote intact. L'air expire a perdu pres de cinq pour cent de son oxygene et contient alors un volume a peu pres egal d'acide carbonique, produit definitif de la combustion des elements du sang par l'oxygene inspire. Il arrive donc que dans un milieu clos, et apres un certain temps, tout l'oxygene de l'air est remplace par l'acide carbonique, gaz essentiellement deletere.

La question se reduisait des lors a ceci: l'azote s'etant conserve intact, 1� refaire l'oxygene absorbe; 2� detruire l'acide carbonique expire. Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la potasse caustique.

Le chlorate de potasse est un sel qui se presente sous la forme de paillettes blanches; lorsqu'on le porte a une temperature superieure a quatre cents degres, il se transforme en chlorure de potassium, et l'oxygene qu'il contient se degage entierement. Or, dix-huit livres de chlorate de potasse rendent sept livres d'oxygene, c'est-a-dire la quantite necessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures. Voila pour refaire l'oxygene.

Quant a la potasse caustique, c'est une matiere tres avide de l'acide carbonique mele a l'air, et il suffit de l'agiter pour qu'elle s'en empare et forme du bicarbonate de potasse. Voila pour absorber l'acide carbonique.

En combinant ces deux moyens, on etait certain de rendre a l'air vicie toutes ses qualites vivifiantes. C'est ce que les deux chimistes, MM. Reiset et Regnault, avaient experimente avec succes. Mais, il faut le dire, l'experience avait eu lieu jusqu'alors in anima vili. Quelle que fut sa precision scientifique, on ignorait absolument comment des hommes la supporteraient.

Telle fut l'observation faite a la seance ou se traita cette grave question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilite de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d'en faire l'essai avant le depart. Mais l'honneur de tenter cette epreuve fut reclame energiquement par J.-T. Maston.

"Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien le moins que j'habite le projectile pendant une huitaine de jours."

Il y aurait eu mauvaise grace a lui refuser. On se rendit a ses voeux. Une quantite suffisante de chlorate de potasse et de potasse caustique fut mise a sa disposition avec des vivres pour huit jours; puis, ayant serre la main de ses amis, le 12 novembre, a six heures du matin, apres avoir expressement recommande de ne pas ouvrir sa prison avant le 20, a six heures du soir, il se glissa dans le projectile, dont la plaque fut hermetiquement fermee. Que se passa-t-il pendant cette huitaine? Impossible de s'en rendre compte. L'epaisseur des parois du projectile empechait tout bruit interieur d'arriver au-dehors.

Le 20 novembre, a six heures precises, la plaque fut retiree; les amis de J.-T. Maston ne laissaient pas d'etre un peu inquiets. Mais ils furent promptement rassures en entendant une voix joyeuse qui poussait un hurrah formidable.

Bientot le secretaire du Gun-Club apparut au sommet du cone dans une attitude triomphante. Il avait engraisse!

XXIV

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LE TELESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES


Le 20 octobre de l'annee precedente, apres la souscription close, le president du Gun-Club avait credite l'Observatoire de Cambridge des sommes necessaires a la construction d'un vaste instrument d'optique. Cet appareil, lunette ou telescope, devait etre assez puissant pour rendre visible a la surface. de la Lune un objet ayant au plus neuf pieds de largeur.

Il y a une difference importante entre la lunette et le telescope; il est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d'un tube qui porte a son extremite superieure une lentille convexe appelee objectif, et a son extremite inferieure une seconde lentille nommee oculaire, a laquelle s'applique l'oeil de l'observateur. Les rayons emanant de l'objet lumineux traversent la premiere lentille et vont, par refraction, former une image renversee a son foyer [C'est le point ou les rayons lumineux se reunissent apres avoir ete refractes.]. Cette image, on l'observe avec l'oculaire, qui la grossit exactement comme ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc ferme a chaque extremite par l'objectif et l'oculaire.

Au contraire, le tube du telescope est ouvert a son extremite superieure. Les rayons partis de l'objet observe y penetrent librement et vont frapper un miroir metallique concave, c'est-a-dire convergent. De la ces rayons reflechis rencontrent un petit miroir qui les renvoie a l'oculaire, dispose de facon a grossir l'image produite.

Ainsi, dans les lunettes, la refraction joue le role principal, et dans les telescopes, la reflexion. De la le nom de refracteurs donne aux premieres, et celui de reflecteurs attribue aux seconds. Toute la difficulte d'execution de ces appareils d'optique git dans la confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles ou de miroirs metalliques.

Cependant, a l'epoque ou le Gun-Club tenta sa grande experience, ces instruments etaient singulierement perfectionnes et donnaient des resultats magnifiques. Le temps etait loin ou Galilee observa les astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus. Depuis le XVIe siecle, les appareils d'optique s'elargirent et s'allongerent dans des proportions considerables, et ils permirent de jauger les espaces stellaires a une profondeur inconnue jusqu'alors. Parmi les instruments refracteurs fonctionnant a cette epoque, on citait la lunette de l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont l'objectif mesure quinze pouces (-- 38 centimetres de largeur [Elle a coute 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de l'opticien francais Lerebours, pourvue d'un objectif egal au precedent, et enfin la lunette de l'Observatoire de Cambridge, munie d'un objectif qui a dix-neuf pouces de diametre (48 cm).

Parmi les telescopes, on en connaissait deux d'une puissance remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par Herschell, etait long de trente-six pieds et possedait un miroir large de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir des grossissements de six mille fois. Le second s'elevait en Irlande, a Birrcastle, dans le parc de Parsonstown, et appartenait a Lord Rosse. La longueur de son tube etait de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six pieds (-- 1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une longueur bien plus considerable; une, entre autres, de 300 pieds de foyer, fut etablie par les soins de Dominique Cassini a l'Observatoire de Paris; mais il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube. L'objectif etait suspendu en l'air au moyen de mats, et l'observateur, tenant son oculaire a la main, venait se placer au foyer de l'objectif le plus exactement possible. On comprend combien ces instruments etaient d'un emploi peu aise et la difficulte qu'il y avait de centrer deux lentilles placees dans ces conditions.]); il grossissait six mille quatre cents fois, et il avait fallu batir une immense construction en maconnerie pour disposer les appareils necessaires a la manoeuvre de l'instrument, qui pesait vingt-huit mille livres.

Mais, on le voit, malgre ces dimensions colossales, les grossissements obtenus ne depassaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un grossissement de six mille fois ne ramene la Lune qu'a trente-neuf milles (-- 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets ayant soixante pieds de diametre, a moins que ces objets ne soient tres allonges.

Or, dans l'espece, il s'agissait d'un projectile large de neuf pieds et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune a cinq milles (-- 2 lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de quarante-huit mille fois.

Telle etait la question posee a l'Observatoire de Cambridge. Il ne devait pas etre arrete par les difficultes financieres; restaient donc les difficultes materielles.

Et d'abord il fallut opter entre les telescopes et les lunettes. Les lunettes presentent des avantages sur les telescopes. A egalite d'objectifs, elles permettent d'obtenir des grossissements plus considerables, parce que les rayons lumineux qui traversent les lentilles perdent moins par l'absorption que par la reflexion sur le miroir metallique des telescopes. Mais l'epaisseur que l'on peut donner a une lentille est limitee, car, trop epaisse, elle ne laisse plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps considerable, qui se mesure par annees.

Donc, bien que les images fussent mieux eclairees dans les lunettes, avantage inappreciable quand il s'agit d'observer la Lune, dont la lumiere est simplement reflechie, on se decida a employer le telescope, qui est d'une execution plus prompte et permet d'obtenir de plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux perdent une grande partie de leur intensite en traversant l'atmosphere, le Gun-Club resolut d'etablir l'instrument sur l'une des plus hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'epaisseur des couches aeriennes.

Dans les telescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-a-dire la loupe placee a l'oeil de l'observateur, produit le grossissement, et l'objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont le diametre est le plus considerable et la distance focale plus grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait depasser singulierement en grandeur les objectifs d'Herschell et de Lord Rosse. La etait la difficulte, car la fonte de ces miroirs est une operation tres delicate.

Heureusement, quelques annees auparavant, un savant de l'Institut de France, Leon Foucault, venait d'inventer un procede qui rendait tres facile et tres prompt le polissage des objectifs, en remplacant le miroir metallique par des miroirs argentes. Il suffisait de couler un morceau de verre de la grandeur voulue et de le metalliser ensuite avec un sel d'argent. Ce fut ce procede, dont les resultats sont excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif.

De plus, on le disposa suivant la methode imaginee par Herschell pour ses telescopes. Dans le grand appareil de l'astronome de Slough, l'image des objets, reflechie par le miroir incline au fond du tube, venait se former a son autre extremite ou se trouvait situe l'oculaire. Ainsi l'observateur, au lieu d'etre place a la partie inferieure du tube, se hissait a sa partie superieure, et la, muni de sa loupe, il plongeait dans l'enorme cylindre. Cette combinaison avait l'avantage de supprimer le petit miroir destine a renvoyer l'image a l'oculaire. Celle-ci ne subissait plus qu'une reflexion au lieu de deux. Donc il y avait un moins grand nombre de rayons lumineux eteints. Donc l'image etait moins affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clarte, avantage precieux dans l'observation qui devait etre faite [Ces reflecteurs sont nommes "front view telescope".].

Ces resolutions prises, les travaux commencerent. D'apres les calculs du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau reflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et son miroir seize pieds de diametre. Quelque colossal que fut un pareil instrument, il n'etait pas comparable a ce telescope long de dix mille pieds (-- 3 kilometres et demi) que l'astronome Hooke proposait de construire il y a quelques annees. Neanmoins l'etablissement d'un semblable appareil presentait de grandes difficultes.

Quant a la question d'emplacement, elle fut promptement resolue. Il s'agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne sont pas nombreuses dans les Etats.

En effet, le systeme orographique de ce grand pays se reduit a deux chaines de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique Mississippi que les Americains appelleraient "le roi des fleuves", s'ils admettaient une royaute quelconque.

A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le New-Hampshire, ne depasse pas cinq mille six cents pieds, ce qui est fort modeste.

A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense chaine qui commence au detroit de Magellan, suit la cote occidentale de l'Amerique du Sud sous le nom d'Andes ou de Cordilleres, franchit l'isthme de Panama et court a travers l'Amerique du Nord jusqu'aux rivages de la mer polaire.

Ces montagnes ne sont pas tres elevees, et les Alpes ou l'Himalaya les regarderaient avec un supreme dedain du haut de leur grandeur. En effet, leur plus haut sommet n'a que dix mille sept cent un pieds, tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent trente-neuf, et le Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.] vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la mer.

Mais, puisque le Gun-Club tenait a ce que le telescope, aussi bien que la Columbiad, fut etabli dans les Etats de l'Union, il fallut se contenter des montagnes Rocheuses, et tout le materiel necessaire fut dirige sur le sommet de Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri.

Dire les difficultes de tout genre que les ingenieurs americains eurent a vaincre, les prodiges d'audace et d'habilete qu'ils accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un veritable tour de force. Il fallut monter des pierres enormes, de lourdes pieces forgees, des cornieres d'un poids considerable, les vastes morceaux du cylindre, l'objectif pesant lui seul pres de trente mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpetuelles, a plus de dix mille pieds de hauteur, apres avoir franchi des prairies desertes, des forets impenetrables, des "rapides" effrayants, loin des centres de populations, au milieu de regions sauvages dans lesquelles chaque detail de l'existence devenait un probleme presque insoluble. Et neanmoins, ces mille obstacles, le genie des Americains en triompha. Moins d'un an apres le commencement des travaux, dans les derniers jours du mois de septembre, le gigantesque reflecteur dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il etait suspendu a une enorme charpente en fer; un mecanisme ingenieux permettait de le manoeuvrer facilement vers tous les points du ciel et de suivre les astres d'un horizon a l'autre pendant leur marche a travers l'espace.

Il avait coute plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent mille francs.]. La premiere fois qu'il fut braque sur la Lune, les observateurs eprouverent une emotion a la fois curieuse et inquiete. Qu'allaient-ils decouvrir dans le champ de ce telescope qui grossissait quarante-huit mille fois les objets observes? Des populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs, des oceans? Non, rien que la science ne connut deja, et sur tous les points de son disque la nature volcanique de la Lune put etre determinee avec une precision absolue.

Mais le telescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au Gun-Club, rendit d'immenses services a l'astronomie. Grace a sa puissance de penetration, les profondeurs du ciel furent sondees jusqu'aux dernieres limites, le diametre apparent d'un grand nombre d'etoiles put etre rigoureusement mesure, et M. Clarke, du bureau de Cambridge, decomposa le crab nebula [Nebuleuse qui apparait sous la forme d'une ecrevisse.] du Taureau, que le reflecteur de Lord Rosse n'avait jamais pu reduire.

XXV

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DERNIERS DETAILS


On etait au 22 novembre. Le depart supreme devait avoir lieu dix jours plus tard. Une seule operation restait encore a mener a bonne fin, operation delicate, perilleuse, exigeant des precautions infinies, et contre le succes de laquelle le capitaine Nicholl avait engage son troisieme pari. Il s'agissait, en effet, de charger la Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de fulmi-coton. Nicholl avait pense, non sans raison peut-etre, que la manipulation d'une aussi formidable quantite de pyroxyle entrainerait de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse eminemment explosive s'enflammerait d'elle-meme sous la pression du projectile.

Il y avait la de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la legerete des Americains, qui ne se genaient pas, pendant la guerre federale, pour charger leurs bombes le cigare a la bouche. Mais Barbicane avait a coeur de reussir et de ne pas echouer au port; il choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit operer sous ses yeux, il ne les quitta pas un moment du regard, et, a force de prudence et de precautions, il sut mettre de son cote toutes les chances de succes.

Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement a l'enceinte de Stone's-Hill. Il le fit venir peu a peu dans des caissons parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient ete divisees en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit cents grosses gargousses confectionnees avec soin par les plus habiles artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et arrivait l'un apres l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette facon il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle a la fois dans l'enceinte. Aussitot arrive, chaque caisson etait decharge par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportee a l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de grues manoeuvrees a bras d'hommes. Toute machine a vapeur avait ete ecartee, et les moindres feux eteints a deux milles a la ronde. C'etait deja trop d'avoir a preserver ces masses de fulmi-coton contre les ardeurs du soleil, meme en novembre. Aussi travaillait-on de preference pendant la nuit, sous l'eclat d'une lumiere produite dans le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, creait un jour artificiel jusqu'au fond de la Columbiad. La, les gargousses etaient rangees avec une parfaite regularite et reliees entre elles au moyen d'un fil metallique destine a porter simultanement l'etincelle electrique au centre de chacune d'elles.

En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait etre communique a cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entoures d'une matiere isolante, venaient se reunir en un seul a une etroite lumiere percee a la hauteur ou devait etre maintenu le projectile, la ils traversaient l'epaisse paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des events du revetement de pierre conserve dans ce but. Une fois arrive au sommet de Stone's-Hill, le fil, supporte sur des poteaux pendant une longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du doigt le bouton de l'appareil pour que le courant fut instantanement retabli et mit le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton. Il va sans dire que la pile ne devait entrer en activite qu'au dernier moment.

Le 28 novembre, les huit cents gargousses etaient disposees au fond de la Columbiad. Cette partie de l'operation avait reussi. Mais que de tracas, que d'inquietudes, de luttes, avait subis le president Barbicane! Vainement il avait defendu l'entree de Stone's-Hill; chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns, poussant l'imprudence jusqu'a la folie, venaient fumer au milieu des balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de cigares encore allumes que les Yankees jetaient ca et la. Rude tache, car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des palissades. Michel Ardan s'etait bien offert pour escorter les caissons jusqu'a la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris lui-meme un enorme cigare a la bouche, tandis qu'il pourchassait les imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le president du Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intrepide fumeur, et il fut reduit a le faire surveiller tout specialement.

Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le chargement fut mene a bonne fin. Le troisieme pari du capitaine Nicholl etait donc fort aventure. Restait a introduire le projectile dans la Columbiad et a le placer sur l'epaisse couche de fulmi-coton.

Mais, avant de proceder a cette operation, les objets necessaires au voyage furent disposes avec ordre dans le wagon-projectile. Ils etaient en assez grand nombre, et si l'on avait laisse faire Michel Ardan, ils auraient bientot occupe toute la place reservee aux voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Francais voulait emporter dans la Lune. Une veritable pacotille d'inutilites. Mais Barbicane intervint, et l'on dut se reduire au strict necessaire.

Plusieurs thermometres, barometres et lunettes furent disposes dans le coffre aux instruments.

Les voyageurs etaient curieux d'examiner la Lune pendant le trajet, et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la Mappa selenographica, publiee en quatre planches, qui passe a bon droit pour un veritable chef-d'oeuvre d'observation et de patience. Elle reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres details de cette portion de l'astre tournee vers la Terre; montagnes, vallees, cirques, crateres, pitons, rainures s'y voyaient avec leurs dimensions exactes, leur orientation fidele, leur denomination, depuis les monts Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse a la partie orientale du disque, jusqu'a la Mare frigoris, qui s'etend dans les regions circumpolaires du Nord.

C'etait donc un precieux document pour les voyageurs, car ils pouvaient deja etudier le pays avant d'y mettre le pied.

Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse a systeme et a balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en tres grande quantite.

"On ne sait pas a qui on aura affaire, disait Michel Ardan. Hommes ou betes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite! Il faut donc prendre ses precautions.

Du reste, les instruments de defense personnelle etaient accompagnes de pics, de pioches, de scies a main et autres outils indispensables, sans parler des vetements convenables a toutes les temperatures, depuis le froid des regions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone torride.

Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expedition un certain nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les especes, car il ne voyait pas la necessite d'acclimater dans la Lune les serpents, les tigres, les alligators et autres betes malfaisantes.

"Non, disait-il a Barbicane, mais quelques betes de somme, boeuf ou vache, ane ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient d'une grande utilite.

--J'en conviens, mon cher Ardan, repondait le president du Gun-Club, mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de Noe. Il n'en a ni la capacite ni la destination. Ainsi restons dans les limites du possible."

Enfin, apres de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs se contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasse appartenant a Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une force prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent mises au nombre des objets indispensables. Si l'on eut laisse faire Michel Ardan, il aurait emporte aussi quelques sacs de terre pour les y semer. En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui furent soigneusement enveloppes d'un etui de paille et places dans un coin du projectile.

Restait alors l'importante question des vivres, car il fallait prevoir le cas ou l'on accosterait une portion de la Lune absolument sterile. Barbicane fit si bien qu'il parvint a en prendre pour une annee. Mais il faut ajouter, pour n'etonner personne, que ces vivres consisterent en conserves de viandes et de legumes reduits a leur plus simple volume sous l'action de la presse hydraulique, et qu'ils renfermaient une grande quantite d'elements nutritifs; ils n'etaient pas tres varies, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille expedition. Il y avait aussi une reserve d'eau-de-vie pouvant s'elever a cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour deux mois seulement; en effet, a la suite des dernieres observations des astronomes, personne ne mettait en doute la presence d'une certaine quantite d'eau a la surface de la Lune. Quant aux vivres, il eut ete insense de croire que des habitants de la Terre ne trouveraient pas a se nourrir la-haut. Michel Ardan ne conservait aucun doute a cet egard. S'il en avait eu, il ne se serait pas decide a partir.

"D'ailleurs, dit-il un jour a ses amis, nous ne serons pas completement abandonnes de nos camarades de la Terre, et ils auront soin de ne pas nous oublier.

--Non, certes, repondit J.-T. Maston.

--Comment l'entendez-vous? demanda Nicholl.

--Rien de plus simple, repondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne sera pas toujours la? Eh bien! toutes les fois que la Lune se presentera dans des conditions favorables de zenith, sinon de perigee, c'est-a-dire une fois par an a peu pres, ne pourra-t-on pas nous envoyer des obus charges de vivres, que nous attendrons a jour fixe?

--Hurrah! hurrah! s'ecria J.-T. Maston en homme qui avait son idee; voila qui est bien dit! Certainement, mes braves amis, nous ne vous oublierons pas!

--J'y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons regulierement des nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la Terre!"

Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec son air determine, son aplomb superbe, eut entraine tout le Gun-Club a sa suite. Ce qu'il disait paraissait simple, elementaire, facile, d'un succes assure, et il aurait fallu veritablement tenir d'une facon mesquine a ce miserable globe terraque pour ne pas suivre les trois voyageurs dans leur expedition lunaire.

Lorsque les divers objets eurent ete disposes dans le projectile, l'eau destinee a faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et le gaz d'eclairage refoule dans son recipient. Quant au chlorate de potasse et a la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards imprevus en route, en emporta une quantite suffisante pour renouveler l'oxygene et absorber l'acide carbonique pendant deux mois. Un appareil extremement ingenieux et fonctionnant automatiquement se chargeait de rendre a l'air ses qualites vivifiantes et de le purifier d'une facon complete. Le projectile etait donc pret, et il n'y avait plus qu'a le descendre dans la Columbiad. Operation, d'ailleurs, pleine de difficultes et de perils.

L'enorme obus fut amene au sommet de Stone's-Hill. La, des grues puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de metal.

Ce fut un moment palpitant. Que les chaines vinssent a casser sous ce poids enorme, et la chute d'une pareille masse eut certainement determine l'inflammation du fulmi-coton.

Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures apres, le wagon-projectile, descendu doucement dans l'ame du canon, reposait sur sa couche de pyroxyle, un veritable edredon fulminant. Sa pression n'eut d'autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la Columbiad.

"J'ai perdu ", dit le capitaine en remettant au president Barbicane une somme de trois mille dollars.

Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon de voyage; mais il dut ceder devant l'obstination de Nicholl, que tenait a remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre.

"Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose a vous souhaiter, mon brave capitaine.

--Laquelle? demanda Nicholl.

--C'est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette facon, nous serons surs de ne pas rester en route."

XXVI

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FEU!


Le premier jour de decembre etait arrive, jour fatal, car si le depart du projectile ne s'effectuait pas le soir meme, a dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit ans s'ecouleraient avant que la Lune se representat dans ces memes conditions simultanees de zenith et de perigee.

Le temps etait magnifique; malgre les approches de l'hiver, le soleil resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.

Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui preceda ce jour si impatiemment desire! Que de poitrines furent oppressees par le pesant fardeau de l'attente! Tous les coeurs palpiterent d'inquietude, sauf le coeur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait avec son affairement habituel, mais rien ne denoncait en lui une preoccupation inaccoutumee. Son sommeil avait ete paisible, le sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'affut d'un canon.

Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui s'etendent a perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous les quarts d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette immigration prit bientot des proportions fabuleuses, et, suivant les releves du Tampa-Town Observer, pendant cette memorable journee, cinq millions de spectateurs foulerent du pied le sol de la Floride.

Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appelee depuis Ardan's-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des tentes herissaient la plaine, et ces habitations ephemeres abritaient une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cites de l'Europe.

Tous les peuples de la terre y avaient des representants; tous les dialectes du monde s'y parlaient a la fois. On eut dit la confusion des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. La, les diverses classes de la societe americaine se confondaient dans une egalite absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires, courtiers, planteurs de coton, negociants, bateliers, magistrats, s'y coudoyaient avec un sans-gene primitif. Les creoles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du Kentucky et du Tennessee, les Virginiens elegants et hautains donnaient la replique aux trappeurs a demi sauvages des Lacs et aux marchands de boeufs de Cincinnati. Coiffes du chapeau de castor blanc a larges bord, ou du panama classique, vetus de pantalons en cotonnade bleue des fabriques d'Opelousas, drapes dans leurs blouses elegantes de toile ecrue, chausses de bottines aux couleurs eclatantes, ils exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient etinceler a leur chemise, a leurs manchettes, a leurs cravates, a leurs dix doigts, voire meme a leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, d'epingles, de brillants, de chaines, de boucles, de breloques, dont le haut prix egalait le mauvais gout. Femmes, enfants, serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient, precedaient, entouraient ces maris, ces peres, ces maitres, qui ressemblaient a des chefs de tribu au milieu de leurs familles innombrables.

A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se precipiter sur les mets particuliers aux Etats du Sud et devorer, avec un appetit menacant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui repugneraient a un estomac europeen, tels que grenouilles fricassees, singes a l'etouffee, "fish-chowder [Mets compose de poissons divers.]", sarigue rotie, opossum saignant, ou grillades de racoon.

Mais aussi quelle serie variee de liqueurs ou de boissons venait en aide a cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles vociferations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les tavernes ornees de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le sucre et de paquets de paille!

"Voila le julep a la menthe! criait l'un de ces debitants d'une voix retentissante.

--Voici le sangaree au vin de Bordeaux! repliquait un autre d'un ton glapissant.

--Et du gin-sling! repetait celui-ci.

--Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-la.

--Qui veut gouter le veritable mint-julep, a la derniere mode?" s'ecriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un verre a l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la glace pilee, l'eau, le cognac et l'ananas frais qui composent cette boisson rafraichissante.

Aussi, d'habitude, ces incitations adressees aux gosiers alteres sous l'action brulante des epices se repetaient, se croisaient dans l'air et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-la, ce premier decembre, ces cris etaient rares. Les debitants se fussent vainement enroues a provoquer les chalands. Personne ne songeait ni a manger ni a boire, et, a quatre heures du soir, combien de spectateurs circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch accoutume! Symptome plus significatif encore, la passion violente de l'Americain pour les jeux etait vaincue par l'emotion. A voir les quilles du tempins couchees sur le flanc, les des du creps dormant dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonne, les cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du faro, tranquillement enfermees dans leurs enveloppes intactes, on comprenait que l'evenement du jour absorbait tout autre besoin et ne laissait place a aucune distraction.

Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui precede les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse. Un indescriptible malaise regnait dans les esprits, une torpeur penible, un sentiment indefinissable qui serrait le coeur. Chacun aurait voulu "que ce fut fini".

Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement. La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs saluerent son apparition. Elle etait exacte au rendez-vous. Les clameurs monterent jusqu'au ciel; les applaudissements eclaterent de toutes parts, tandis que la blonde Phoebe brillait paisiblement dans un ciel admirable et caressait cette foule enivree de ses rayons les plus affectueux.

En ce moment parurent les trois intrepides voyageurs. A leur aspect les cris redoublerent d'intensite. Unanimement, instantanement, le chant national des Etats-Unis s'echappa de toutes les poitrines haletantes, et le Yankee doodle, repris en choeur par cinq millions d'executants, s'eleva comme une tempete sonore jusqu'aux dernieres limites de l'atmosphere.

Puis, apres cet irresistible elan, l'hymne se tut, les dernieres harmonies s'eteignirent peu a peu, les bruits se dissiperent, et une rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondement impressionnee. Cependant, le Francais et les deux Americains avaient franchi l'enceinte reservee autour de laquelle se pressait l'immense foule. Ils etaient accompagnes des membres du Gun-Club et des deputations envoyees par les observatoires europeens. Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl, les levres serrees, les mains croisees derriere le dos, marchait d'un pas ferme et mesure. Michel Ardan, toujours degage, vetu en parfait voyageur, les guetres de cuir aux pieds, la gibeciere au cote, flottant dans ses vastes vetements de velours marron, le cigare a la bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignees de main avec une prodigalite princiere. Il etait intarissable de verve, de gaiete, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces de gamin, en un mot "Francais", et, qui pis est, "Parisien" jusqu'a la derniere seconde.

Dix heures sonnerent. Le moment etait venu de prendre place dans le projectile; la manoeuvre necessaire pour y descendre, la plaque de fermeture a visser, le degagement des grues et des echafaudages penches sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.

Barbicane avait regle son chronometre a un dixieme de seconde pres sur celui de l'ingenieur Murchison, charge de mettre le feu aux poudres au moyen de l'etincelle electrique; les voyageurs enfermes dans le projectile pourraient ainsi suivre de l'oeil l'impassible aiguille qui marquerait l'instant precis de leur depart.

Le moment des adieux etait donc arrive. La scene fut touchante; en depit de sa gaiete febrile, Michel Ardan se sentit emu. J.-T. Maston avait retrouve sous ses paupieres seches une vieille larme qu'il reservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de son cher et brave president.

"Si je partais? dit-il, il est encore temps!

--Impossible, mon vieux Maston", repondit Barbicane.

Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route etaient installes dans le projectile, dont ils avaient visse interieurement la plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, entierement degagee, s'ouvrait librement vers le ciel.

Nicholl, Barbicane et Michel Ardan etaient definitivement mures dans leur wagon de metal.

Qui pourrait peindre l'emotion universelle, arrivee alors a son paroxysme?

La lune s'avancait sur un firmament d'une purete limpide, eteignant sur son passage les feux scintillants des etoiles; elle parcourait alors la constellation des Gemeaux et se trouvait presque a mi-chemin de l'horizon et du zenith. Chacun devait donc facilement comprendre que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du lievre qu'il veut atteindre.

Un silence effrayant planait sur toute cette scene. Pas un souffle de vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les coeurs n'osaient plus battre. Tous les regards effares fixaient la gueule beante de la Columbiad.

Murchison suivait de l'oeil l'aiguille de son chronometre. Il s'en fallait a peine de quarante secondes que l'instant du depart ne sonnat, et chacune d'elles durait un siecle.

A la vingtieme, il y eut un fremissement universel, et il vint a la pensee de cette foule que les audacieux voyageurs enfermes dans le projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isoles s'echapperent:

"Trente-cinq! -- trente-six! -- trente-sept! -- trente-huit! -- trente-neuf! -- quarante! Feu!!!"

Aussitot Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil, retablit le courant et lanca l'etincelle electrique au fond de la Columbiad.

Une detonation epouvantable, inouie, surhumaine, dont rien ne saurait donner une idee, ni les eclats de la foudre, ni le fracas des eruptions, se produisit instantanement. Une immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme d'un cratere. La terre se souleva, et c'est a peine si quelques personnes purent un instant entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des vapeurs flamboyantes.

XXVII

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TEMPS COUVERT


Au moment ou la gerbe incandescente s'eleva vers le ciel a une prodigieuse hauteur, cet epanouissement de flammes eclaira la Floride entiere, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua a la nuit sur une etendue considerable de pays. Cet immense panache de feu fut apercu de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique, et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord l'apparition de ce meteore gigantesque.

La detonation de la Columbiad fut accompagnee d'un veritable tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses entrailles. Les gaz de la poudre, dilates par la chaleur, repousserent avec une incomparable violence les couches atmospheriques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que l'ouragan des tempetes, passa comme une trombe au milieu des airs.

Pas un spectateur n'etait reste debout; hommes, femmes, enfants, tous furent couches comme des epis sous l'orage; il y eut un tumulte inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessees, et J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se vit rejete a vingt toises en arriere et passa comme un boulet au-dessus de la tete de ses concitoyens. Trois cent mille personnes demeurerent momentanement sourdes et comme frappees de stupeur.

Le courant atmospherique, apres avoir renverse les baraquements, culbute les cabanes, deracine les arbres dans un rayon de vingt milles, chasse les trains du railway jusqu'a Tampa, fondit sur cette ville comme une avalanche, et detruisit une centaine de maisons, entre autres l'eglise Saint-Mary, et le nouvel edifice de la Bourse, qui se lezarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des batiments du port, choques les uns contre les autres, coulerent a pic, et une dizaine de navires, mouilles en rade, vinrent a la cote, apres avoir casse leurs chaines comme des fils de coton.

Mais le cercle de ces devastations s'etendit plus loin encore, et au-dela des limites des Etats-Unis. L'effet du contrecoup, aide des vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique a plus de trois cents milles des rivages americains. Une tempete factice, une tempete inattendue, que n'avait pu prevoir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les navires avec une violence inouie; plusieurs batiments, saisis dans ces tourbillons epouvantables sans avoir le temps d'amener, sombrerent sous voiles, entre autres le Childe-Harold, de Liverpool, regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet des plus vives recriminations.

Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que l'affirmation de quelques indigenes, une demi-heure apres le depart du projectile, des habitants de Goree et de Sierra Leone pretendirent avoir entendu une commotion sourde, dernier deplacement des ondes sonores, qui, apres avoir traverse l'Atlantique, venait mourir sur la cote africaine.

Mais il faut revenir a la Floride. Le premier instant du tumulte passe, les blesses, les sourds, enfin la foule entiere se reveilla, et des cris frenetiques: "Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane! Hurrah pour Nicholl!" s'eleverent jusqu'aux cieux. Plusieurs million d'hommes, le nez en l'air, armes de telescopes, de lunettes, de lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les emotions, pour ne se preoccuper que du projectile. Mais ils le cherchaient en vain. On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait se resoudre a attendre les telegrammes de Long's-Peak. Le directeur de l'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait a son poste dans les montagnes Rocheuses, et c'etait a lui, astronome habile et perseverant, que les observations avaient ete confiees.

Mais un phenomene imprevu, quoique facile a prevoir, et contre lequel on ne pouvait rien, vint bientot mettre l'impatience publique a une rude epreuve.

Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se couvrit de nuages. Pouvait-il en etre autrement, apres le terrible deplacement des couches atmospheriques, et cette dispersion de l'enorme quantite de vapeurs qui provenaient de la deflagration de quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait ete trouble. Cela ne saurait etonner, puisque, dans les combats sur mer, on a souvent vu l'etat atmospherique brutalement modifie par les decharges de l'artillerie.

Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon charge de nuages epais, lourd et impenetrable rideau jete entre le ciel et la terre, et qui, malheureusement, s'etendit jusqu'aux regions des montagnes Rocheuses. Ce fut une fatalite. Un concert de reclamations s'eleva de toutes les parties du globe. Mais la nature s'en emut peu, et decidement, puisque les hommes avaient trouble l'atmosphere par leur detonation, ils devaient en subir les consequences.

Pendant cette premiere journee, chacun chercha a penetrer le voile opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait necessairement alors par la ligne des antipodes.

Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit impenetrable et profonde, quand la Lune fut remontee sur l'horizon, il fut impossible de l'apercevoir; on eut dit qu'elle se derobait a dessein aux regards des temeraires qui avaient tire sur elle. Il n'y eut donc pas d'observation possible, et les depeches de Long's-Peak confirmerent ce facheux contretemps.

Cependant, si l'experience avait reussi, les voyageurs, partis le 1er decembre a dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du soir, devaient arriver le 4 a minuit. Donc, jusqu'a cette epoque, et comme apres tout il eut ete bien difficile d'observer dans ces conditions un corps aussi petit que l'obus, on prit patience sans trop crier.

Le 4 decembre, de huit heures du soir a minuit, il eut ete possible de suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir sur le disque eclatant de la Lune. Mais le temps demeura impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l'exasperation publique. On en vint a injurier la Lune qui ne se montrait point. Triste retour des choses d'ici-bas!

J.-T. Maston, desespere, partit pour Long's-Peak. Il voulait observer lui-meme. Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent arrives au terme de leur voyage. On n'avait pas, d'ailleurs, entendu dire que le projectile fut retombe sur un point quelconque des iles et des continents terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant une chute possible dans les oceans dont le globe est aux trois quarts couvert.

Le 5, meme temps. Les grands telescopes du Vieux Monde, ceux d'Herschell, de Rosse, de Foucault, etaient invariablement braques sur l'astre des nuits, car le temps etait precisement magnifique en Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments empechait toute observation utile.

Le 6, meme temps. L'impatience rongeait les trois quarts du globe. On en vint a proposer les moyens les plus insenses pour dissiper les nuages accumules dans l'air.

Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espera, mais l'espoir ne fut pas de longue duree, et le soir, les nuages epaissis defendirent la voute etoilee contre tous les regards.

Alors cela devint grave. En effet, le 11, a neuf heures onze minutes du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Apres ce delai, elle irait en declinant, et, quand meme le ciel serait rasserene, les chances de l'observation seraient singulierement amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion toujours decroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle, c'est-a-dire qu'elle se coucherait et se leverait avec le soleil, dont les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc attendre jusqu'au 3 janvier, a midi quarante-quatre minutes, pour la retrouver pleine et commencer les observations.

Les journaux publiaient ces reflexions avec mille commentaires et ne dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patience angelique.

Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les Americains. Il fut couvert de huees, et, blesse sans doute d'un pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons.

Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, et l'on eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conserve jusqu'alors sous son crane de gutta-percha.

Mais le 11, une de ces epouvantables tempetes des regions intertropicales se dechaina dans l'atmosphere. De grands vents d'est balayerent les nuages amonceles depuis si longtemps, et le soir, le disque a demi ronge de l'astre des nuits passa majestueusement au milieu des limpides constellations du ciel.

XXVIII

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UN NOUVEL ASTRE


Cette nuit meme, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue eclata comme un coup de foudre dans les Etats de l'Union, et, de la, s'elancant a travers l'Ocean, elle courut sur tous les fils telegraphiques du globe. Le projectile avait ete apercu, grace au gigantesque reflecteur de Long's-Peak.

Voici la note redigee par le directeur de l'Observatoire de Cambridge. Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande experience du Gun-Club.

Longs's-Peak, 12 decembre.


A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.

_Le projectile lance par la Columbiad de Stone's-Hill a ete apercu par MM. Belfast et J.- T. Maston, le 12 decembre, a huit heures quarante-sept minutes du soir, la Lune etant entree dans son dernier quartier.

Ce projectile n'est point arrive a son but. Il a passe a cote, mais assez pres, cependant, pour etre retenu par l'attraction lunaire.

La, son mouvement rectiligne s'est change en un mouvement circulaire d'une rapidite vertigineuse, et il a ete entraine suivant une orbite elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le veritable satellite.

Les elements de ce nouvel astre n'ont pas encore pu etre determines. On ne connait ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation. La distance qui le separe de la surface de la Lune peut etre evaluee a deux mille huit cent trente-trois milles environ (-- 4,500 lieues).

Maintenant, deux hypotheses peuvent se produire et amener une modification dans l'etat des choses:

Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les voyageurs atteindront le but de leur voyage;

Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour du disque lunaire jusqu'a la fin des siecles.

C'est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu'ici la tentative du Gun-Club n'a eu d'autre resultat que de doter d'un nouvel astre notre systeme solaire._

J.-M. BELFAST.


Que de questions soulevait ce denouement inattendu! Quelle situation grosse de mysteres l'avenir reservait aux investigations de la science! Grace au courage et au devouement de trois hommes, cette entreprise, assez futile en apparence, d'envoyer un boulet a la Lune, venait d'avoir un resultat immense, et dont les consequences sont incalculables. Les voyageurs, emprisonnes dans un nouveau satellite, s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du monde lunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuits, et, pour le premiere fois, l'oeil pouvait en penetrer tous les mysteres. Les noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc etre a jamais celebres dans les fastes astronomiques, car ces hardis explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances humaines, se sont audacieusement lances a travers l'espace, et ont joue leur vie dans la plus etrange tentative des temps modernes.

Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue, il y eut dans l'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi. Etait-il possible de venir en aide a ces hardis habitants de la Terre? Non, sans doute, car ils s'etaient mis en dehors de l'humanite en franchissant les limites imposees par Dieu aux creatures terrestres. Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois. Ils avaient des vivres pour un an. Mais apres?... Les coeurs les plus insensibles palpitaient a cette terrible question.

Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fut desesperee. Un seul avait confiance, et c'etait leur ami devoue, audacieux et resolu comme eux, le brave J.-T. Maston.

D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut desormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le miroir de l'immense reflecteur. Des que la lune se levait a l'horizon, il l'encadrait dans le champ du telescope, il ne la perdait pas un instant du regard et la suivait assidument dans sa marche a travers les espaces stellaires; il observait avec une eternelle patience le passage du projectile sur son disque d'argent, et veritablement le digne homme restait en perpetuelle communication avec ses trois amis, qu'il ne desesperait pas de revoir un jour.

"Nous correspondrons avec eux, disait-il a qui voulait l'entendre, des que les circonstances le permettront. Nous aurons de leurs nouvelles et ils auront des notres! D'ailleurs, je les connais, ce sont des hommes ingenieux. A eux trois ils emportent dans l'espace toutes les ressources de l'art, de la science et de l'industrie. Avec cela on fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront d'affaire!"

------------------------- FIN DU FICHIER tlun3 --------------------------------