Êíèãî


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     roman
     Traduit du russe
     par Michel Pétris
     (c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970,
     Edition Champ Libre, Paris, 1972
     OCR: Oleg Volkov, 1999
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                     Au tournant, dans la profondeur
                     de la trouée de la forêt,
                     Le futur qui m'attend
                     me sert de serment.
                     On ne l'entraînera pas dans une discussion
                     Et on ne l'amadouera pas par la caresse
                     Il est grand ouvert, comme la forêt
                     distendu, à la rencontre.
                                         Boris Pasternak.
                     Grimpe, grimpe doucement,
                     Escargot, la pente du Fuji,
                     Plus haut, jusqu'au sommet!
                                       Issa, fils de paysan.

     De cette hauteur, la  forêt était comme une luxuriante écume mouchetée.
Comme  une immense  éponge poreuse  couvrant  le monde tout entier. Comme un
animal qui se serait  un jour tapi  dans l'attente puis se serait endormi et
se serait couvert d'une mousse grossière. Comme  un masque informe  posé sur
un visage que personne n'avait encore jamais vu.
     Perets quitta ses sandales et  s'assit, ses pieds  nus pendant dans  le
précipice. Il lui  sembla que ses  talons étaient  tout  d'un  coup  devenus
humides,  comme  s'il les avait réellement plongés  dans le tiède brouillard
lilas qui s'accumulait sous  la  falaise. Il tira  de sa  poche les cailloux
qu'il avait ramassés, les disposa soigneusement à côté  de lui, puis choisit
le plus  petit  et  le  jeta doucement  en  bas, dans  le  monde  vivant  et
silencieux,  endormi et  indifférent qui avalait pour  toujours. L'étincelle
blanche s'éteignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun
oeil ne s'entrouvrit pour le regarder.
     S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire
ce  que racontait la cuisinière uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia,
et  ce  que  supposait  Mme  Bardo,  la directrice  du  groupe d'aide  à  la
population  locale  ;  s'il  ne fallait  pas  croire ce  que murmuraient  le
chauffeur Touzak  et l'Inconnu du  groupe  de la Pénétration  du génie ;  si
l'intuition  humaine  valait  quelque  chose  et  si  enfin  les  espérances
pouvaient se réaliser au  moins une fois  dans la vie, alors, à la  septième
pierre,  les buissons  s'écarteraient  avec  fracas derrière lui et  dans la
clairière,  sur  l'herbe  foulée,  blanchie  par  la  rosée,  paraîtrait  le
Directeur,  torse nu,  en  pantalon  de gabardine  grise à  passepoil mauve,
respirant  avec bruit,  le visage  luisant, jaune  et  rose, velu  ;  il  ne
regarderait rien, ni la forêt au-dessous de lui, ni le ciel  au-dessus  ; il
se baisserait,  plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en
brassant l'air de ses larges mains et en  faisant rouler à  chaque  fois son
ventre puissant sur son pantalon tandis  qu'un air chargé d'acide carbonique
et de nicotine s'échapperait, sifflant et bouillonnant,  de sa bouche grande
ouverte.
     Derrière, les buissons s'écartèrent bruyamment. Perets se retourna avec
circonspection : ce n'était pas le Directeur, mais  la personne familière de
Claude-Octave Domarochinier,  du  groupe  de  l'Eradication.  Il  s'approcha
lentement  et s'arrêta à deux enjambées  de Perets,  abaissant vers  lui ses
yeux sombres et attentifs. Il savait ou soupçonnait  quelque  chose, quelque
chose de très important, et ce savoir ou ce  soupçon immobilisait les traits
de son  visage allongé, visage pétrifié d'un  homme qui  apportait ici,  sur
l'à-pic,  une  étrange  et angoissante  nouvelle.  Cette nouvelle,  personne
encore au monde ne la connaissait, mais il était  manifeste  que  tout était
radicalement  changé,  que  tout  ce  qui  avait  cours  auparavant  n'avait
maintenant plus de sens et  que chacun devrait désormais donner tout ce dont
il était capable.
     -  A  qui  sont  ces  pantoufles?  demanda-t-il  en  jetant  un  regard
circulaire autour de lui.
     - Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.
     Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.
     - Tiens donc. Des sandales? Trè-ès bien. Mais à qui sont ces sandales?
     Il s'approcha de l'à-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula
aussitôt.
     - Quelqu'un  est assis  au  bord de  l'à-pic, commenta-t-il,  avec  des
sandales  posées à  côté de lui.  La question qui se pose inévitablement est
alors : à qui sont les sandales et où se trouve leur propriétaire?
     - Ce sont mes sandales, dit Perets.  Domarochinier  regarda d'un air de
doute son bloc-notes :
     - Les vôtres? Donc, vous êtes pieds nus. Pourquoi?
     - Pieds nus parce qu'il n'y a  pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai
fait  tomber  hier ma pantoufle droite  et j'ai  décidé à l'avenir de rester
pieds nus.
     Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux écartés :
     - Elle est là-bas. Vous allez voir, avec un caillou...
     Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux.
     - De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.
     Mais  ça ne change  rien. Je ne  comprends pas,  Perets,  pourquoi vous
essayez de me tromper. D'ici,  on ne peut voir une  pantoufle - si  du moins
elle  est  réellement  là-bas,  et ça  c'est  une  autre  question que  nous
examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez
pas  espérer l'atteindre  avec une  pierre, même  si  vous  aviez  l'adresse
nécessaire et  si vous vouliez réellement  cela et cela seul  : je parle  du
coup au but... Mais nous allons éclaircir tout ça.
     Il remonta  les  jambes  de son pantalon, s'assit  sur  les  talons  et
poursuivit :
     - Donc,  vous étiez là hier  aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il
que ce soit  la deuxième fois  que vous veniez au bord de l'à-pic, alors que
les autres employés de l'Administration, pour ne rien dire des  spécialistes
surnuméraires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel?
     Perets se  fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il.
Ce n'est pas  du défi  ni de  la  méchanceté,  il  ne  faut  pas y  attacher
d'importance.  C'est  simplement de  l'ignorance.  Il  ne  faut pas attacher
d'importance à l'ignorance, personne  ne le fait. L'ignorance défèque sur la
forêt. L'ignorance défèque toujours sur quelque chose.
     -  Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur
un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forêt. Vous l'aimez? Répondez!
     -  Et  vous? demanda  Perets.  Domarochinier  s'offensa  et  ouvrit son
bloc-notes :
     - Ne vous  oubliez pas! Vous savez très bien  qui je suis. J'appartiens
au  groupe de l'Eradication, et  votre  réponse, ou  plus  exactement  votre
contre-question,  est  donc  absolument  dépourvue de  sens.  Vous comprenez
parfaitement que mon attitude envers la forêt est déterminée par la fonction
que  je  remplis, mais  qu'est-ce  qui détermine la  vôtre? cela  je  ne  le
comprends pas très bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne
ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas  idée  d'être aussi
étranger : rester assis au bord de l'à-pic, pieds nus, lancer des pierres...
Pourquoi? On se  le demande.  A votre place, je raconterais tout.  A moi. Je
remettrais tout en  ordre. Vous le savez peut-être, il y a des circonstances
atténuantes, et en fin  de compte vous n'avez  rien à craindre, n'est-ce pas
Perets?
     - Non, dit Perets. C'est-à-dire évidement, oui.
     - Vous voyez. Le naturel disparaît d'un seul coup, et il n'existe plus.
A  qui  est  cette  main,  demandons-nous?  Où  lance-t-elle une pierre?  Ou
peut-être  à qui?  Ou encore  sur qui?  Et pourquoi?  Et comment pouvez-vous
rester  assis  au  bord de  l'à-pic? Est-ce  inné chez  vous  ou  bien  vous
êtes-vous spécialement entraîné? Moi, par exemple, je ne peux pas rester  au
bord de l'à-pic. Et je n'ose  même  pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y
entraîner. La tête me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de
s'asseoir au bord de l'à-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la
forêt. Montrez-moi s'il vous plaît votre laissez-passer, Perets.
     - Je n'en ai pas.
     - Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi?
     - Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout.
     -  C'est juste, on ne  vous en  donne pas. Je le sais. Et  pourquoi? On
m'en  a donné, on lui  en a donné, on  leur  en  a  donné, on en  a donné  à
beaucoup d'autres encore, et à vous on ne veut pas vous en donner.
     Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez décharné de Domarochinier
s'échappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.
     -  Sans  doute parce  que  je  suis  étranger,  suggéra  Perets.  C'est
certainement la raison.
     - Et  je  ne  suis  pas  le  seul  à m'intéresser  à  vous,  poursuivit
Domarochinier sur un ton  confidentiel. S'il n'y avait que moi!  Mais il y a
aussi  des gens importants...  Ecoutez,  Perets, vous pouvez peut-être  vous
lever, pour que nous puissions  continuer? Vous me donnez  le vertige,  rien
qu'à vous voir.
     Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.
     -  Mais éloignez-vous  donc  de  ce bord!  cria  d'une voix douloureuse
Domarochinier en  agitant  son bloc-notes vers  Perets.  Vous finirez par me
tuer avec vos excentricités!
     - C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus.  On y
va?
     - Allons-y.  Mais je  constate que vous n'avez répondu  à aucune de mes
questions. Vous  me chagrinez beaucoup, Perets.  Vous êtes  vraiment...  (Il
jeta un regard sur le gros  bloc-notes, haussa les épaules et le glissa sous
son bras.)  C'est étrange.  Pas la  moindre  impression,  sans  même  parler
d'information.
     - Mais  aussi, qu'est-ce qu'il  y  a à répondre? dit  Perets. Je devais
simplement être ici pour parler au Directeur.
     Domarochinier se figea littéralement sur place,  comme  englué dans les
buissons, et proféra d'une voix altérée :
     - C'est donc pour ça que vous êtes...
     - Comment, que je suis? Je ne suis rien de...
     Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :
     - Non, non.  Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot.  J'ai compris. Vous
aviez raison.
     - Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi?
     - Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez être tout à
fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai  pas compris.  D'ailleurs je
n'étais pas là et je ne vous ai pas vu.
     Ils  passèrent  devant  un  banc,  grimpèrent  quelques  marches usées,
prirent  l'allée  couverte  d'un  fin  sable  rouge  et  pénétrèrent sur  le
territoire de l'Administration.
     - La  pleine clarté  ne  peut  exister  qu'à un  certain niveau, disait
Domarochinier. Et chacun doit savoir à quoi il peut prétendre. J'ai prétendu
à la clarté à mon niveau, c'est mon droit,  et je l'ai épuisé.  Et là où  se
terminent les droits commencent les devoirs...
     Ils dépassèrent des cottages de dix appartements aux  fenêtres  garnies
de rideaux de tulle, longèrent le garage, traversèrent  le terrain de sport,
passèrent  encore  devant  les  entrepôts, puis devant l'hôtel sur le  seuil
duquel se tenait le Commandant, d'une pâleur maladive, les yeux exorbités et
fixes, une serviette à la main.  Ils suivirent une longue palissade derrière
laquelle ronflaient des moteurs, pressèrent le  pas,  car ils n'avaient plus
beaucoup  de  temps, puis se  mirent à courir. Il était cependant tard quand
ils  arrivèrent  à  la  cantine,  et  toutes  les places étaient  prises,  à
l'exception de la  petite table de service dans un coin au fond où restaient
deux places, la troisième étant occupée  par  le  chauffeur Touzik  qui, les
voyant  en  train de piétiner, indécis, sur le pas de la porte, leur  fit un
signe d'invite en agitant sa fourchette.
     Tout le  monde buvait du kéfir et Perets en prit  aussi. La nappe rêche
de la  table  était  maintenant garnie  de  six  bouteilles et quand  Perets
étendit  les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans siège, il y
eut  un  bruit  de  verre  et une  ancienne bouteille  de cognac  roula dans
l'intervalle entre les tables. Le chauffeur  Touzik la ramassa prestement et
la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.
     - Faites attention avec vos pieds, dit-il.
     - Je ne l'ai pas fait exprès, dit Perets. Je ne savais pas.
     - Et moi,  je le savais? répliqua Touzik. Il y en a quatre  là-dessous,
tâche de pas faire l'idiot.
     - Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.
     - On sait  ça, comme  vous buvez pas, dit Touzik.  A ce compte-là, nous
non plus.
     - Mais j'ai le foie malade, commença à s'inquiéter Domarochinier. Voilà
un certificat.
     Il  fit apparaître une feuille de  cahier froissée  marquée d'un  sceau
triangulaire et  la fourra  sous  le nez de Perets. C'était effectivement un
certificat, couvert  d'une écriture  illisible  de  médecin.  Perets ne  put
déchiffrer qu'un mot : "antabus".
     -  Et   il  y   a   aussi   ceux   de  l'année  dernière,  et  ceux  de
l'avant-dernière, mais ils sont dans le coffre.
     Le chauffeur Touzik dédaigna  d'examiner le certificat. Il ingurgita un
plein verre de kéfir, porta son  index replié  à son  nez,  renifla, et, les
yeux pleins de larmes, proféra d'une voix raffermie :
     - Qu'est-ce qu'il  y  a encore dans la  forêt? Des arbres. (Il s'essuya
les  yeux  du  revers  de la manche.) Mais  ils restent pas  sur place : ils
sautent. Tu comprends?
     - Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?
     - Eh bien! voilà.  Il y en a un  là,  immobile. Un arbre, quoi. Puis il
commence à se  tordre, à  se  nouer,  et c'est  parti!  Un grand  bruit,  un
craquement,  tu le vois,  tu  le vois plus. Un bon  de dix  mètres.  Il  m'a
bousillé la cabine. Puis il redevient immobile.
     - Pourquoi? demanda Perets.
     -  Parce  que  ça  s'appelle un  arbre sauteur,  expliqua Touzik  en se
versant un verre de kéfir.
     -  Hier  on a  reçu  un lot de nouvelles  scies  électriques, intervint
Domarochinier en se passant la langue sur les lèvres. Un rendement fabuleux.
Je dirais même que ce ne sont  pas des scies, mais de véritables  machines à
scier. Nos machines à scier de l'Eradication.
     Alentour, tout le monde buvait du kéfir. Dans des  verres  à  facettes,
dans des gobelets en fer-blanc, dans  des tasses à café, dans des cornets de
papier, ou  simplement à la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramenés
sous  sa  chaise.  Et  tous  pouvaient  sans doute  exhiber des  certificats
médicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, à l'estomac  ou au  duodénum.
Pour cette année et pour les années précédentes.
     - Puis le manager  me  fait venir et me demande pourquoi ma  cabine est
déglinguée,  poursuivit  Touzik en  haussant la  voix. Tu roulais  encore  à
gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux échecs avec
lui,  vous pourriez bien  dire quelque chose pour  moi,  il vous  estime, il
parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne  donnerai
pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On
ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez,  bande d'imbéciles,
qu'il dit, sans lui je m'ennuierais à  mourir! Vous lui parlerez  pour  moi,
hein?
     - B-Bon, fit Perets d'une voix hésitante. J'essaierai.
     - Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il était avec moi
à  l'armée  ; j'étais capitaine  et lui lieutenant.  Il  me  salue encore en
portant la main à la hauteur du couvre-chef.
     - Il y a aussi les ondines,  dit Touzik, son verre de kéfir  à la main.
Dans les grands lacs clairs. C'est là qu'elles sont, tu comprends? Nues.
     -  C'est  votre  kéfir,  Touz,  qui  vous  donne   des  visions,  plaça
Domarochinier.
     - Je les  ai  vues  de mes  propres yeux, répliqua Touzik en portant le
verre à ses lèvres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs.
     -  Vous  ne les avez  pas  vues,  parce qu'elles  n'existent  pas,  dit
Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique.
     - Mystique toi-même, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers  de la
manche.
     -  Un instant,  dit Perets, un  instant.  Vous dites  qu'elles sont là,
étendues... Et puis après? Il est  impossible qu'elles ne fassent que rester
là, et puis c'est tout.
     Il  se  peut  qu'elles vivent sous  l'eau et  qu'elles  remontent à  la
surface comme  nous sortons  d'une pièce enfumée  pour nous mettre au balcon
par une nuit de  lune,  et  exposer là, les  yeux  clos,  notre visage à  la
fraîcheur. C'est peut-être ce qu'elles font. Elles viennent à la surface, et
elles  restent  là.  A  se reposer. A  échanger des sourires et  des paroles
indolentes...
     -  Ne   discute  pas  avec   moi,  dit  Touzik  en  regardant  fixement
Domarochinier. Tu  es  déjà  allé dans la  forêt? Tu n'y as jamais  mis  les
pieds, et tu en parles.
     -  Absurde.  Qu'est-ce  que j'irais  faire  dans votre  forêt? J'ai  un
laissez-passer  pour  y  aller.  Mais  vous,   Touz,  vous  n'en  avez  pas.
Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous plaît, Touz.
     - Je  n'ai pas  vu moi-même ces ondines, reprit Touzik en s'adressant à
Perets. Mais  j'y crois tout à  fait. Parce que les  autres en parlent. Même
Candide en parlait. Et Candide savait  tout sur  la forêt. Il la connaissait
comme  sa femme. Il  reconnaissait tout au toucher. Il est mort là-bas, dans
sa forêt.
     - S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.
     - Quoi,  "si"? Un homme part en  hélicoptère,  et de trois ans  on n'en
entend plus parler. Il y a eu l'avis de décès dans les journaux, le repas de
funérailles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide  a cassé sa pipe, c'est
évident.
     - Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que
ce soit de manière absolument catégorique.
     Touzik  cracha  et  alla  chercher  une  autre bouteille  de  kéfir  au
comptoir.  Domarochinier  en  profita  pour se  pencher  vers Perets et  lui
murmurer à l'oreille, le regard fuyant :
     - Notez  que pour ce qui est de  Candide,  des  ordres secrets ont  été
donnés... Je me  considère en droit  de vous en informer parce que vous êtes
étranger...
     - Quels ordres?
     - Le considérer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant  de
s'écarter.
     Puis il reprit à voix haute :
     - Le kéfir est bien, aujourd'hui, il est frais.  Le réfectoire s'emplit
de  bruit. Ceux qui avaient fini leur  repas se levèrent avec des bruits  de
chaises  et  gagnèrent  la  sortie.  Ils  parlaient  fort,  allumaient leurs
cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour
de lui des regards mauvais et disait à tous ceux qui passaient à proximité :
     "Comme vous le voyez, messieurs,  c'est  quelque peu étrange, mais nous
sommes en train de parler..."
     Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :
     -  Est-ce  que le manager  parlait sérieusement en disant qu'il  ne  me
donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?
     - Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il
serait malade d'ennui, et il n'a aucun intérêt à vous faire partir, un point
c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, ça l'avancerait à quoi? Où
vous voyez de la plaisanterie là-dedans?
     Perets se mordit la lèvre.
     - Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien  à faire ici.  Mon
visa touche à sa fin. Et d'abord, je veux partir, voilà tout.
     - En  général,  dit Touzik,  on vous  vire  aussi sec  au bout de trois
réprimandes. On  vous  donne un autobus spécial, on réveille un chauffeur au
milieu de  la nuit, vous n'aurez pas le temps  de rassembler vos affaires...
Comment ça se  passe avec les gars d'ici? Première réprimande : le type  est
rétrogradé.  Deuxième réprimande :  on  l'envoie dans  la forêt  expier  ses
péchés. Et à  la troisième :  au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je
veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule
à  celui-là.  (Il  montrait  Domarochinier.)  On me  supprime  aussitôt  les
gratifications,  et on me met à la charrette à merde. Alors qu'est-ce que je
fais? Je m'enfile une autre  demi-bouteille et je lui  retape sur la gueule,
vu?  Là, je quitte la  charrette à merde  et je pars à la station biologique
pour faire la chasse aux microbes  qu'ils ont là-bas. Mais si je ne veux pas
aller à la  station  biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui
tape  pour  la troisième  fois  sur  la gueule.  Là, c'est  terminé. Je suis
licencié pour actes de voyoutisme et expulsé dans les vingt-quatre heures.
     Domarochinier tendit vers Touzik un doigt menaçant :
     -  Vous  faites  de  la  désinformation,  Touz, de  la  désinformation.
D'abord, il doit  s'écouler au moins un mois entre  chaque acte.  Sans quoi,
toutes  les  fautes  sont  considérées comme  un seul et même  délit, et  le
perturbateur  est  simplement  mis  en  prison,  sans  que  l'Administration
elle-même donne suite à  l'affaire.  Deuxièmement, à la  deuxième faute,  le
coupable est  sans retard envoyé dans  la forêt sous  la  surveillance  d'un
garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilité de s'aviser de commettre une
troisième  infraction.  Ne l'écoutez pas, Perets, il ne  comprend rien à ces
problèmes.
     Touzik avala une gorgée de kéfir, fit une grimace et cacarda :
     -  C'est  vrai. Là,  peut-être  qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN
Perets.
     - Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute façon je ne
pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme ça, sans raison.
     -  Mais vous êtes pas obligé de lui taper sur la... sur la gueule,  dit
Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement déchirer
son costume.
     - Non, je ne peux pas, dit Perets.
     - Mauvais,  ça, dit Touzik.  Ça ira mal pour  vous,  alors, PAN Perets.
Alors, voilà ce que nous allons faire. Demain matin,  vers sept heures, vous
irez au garage, vous vous  installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je
vous emmènerai.
     - Vraiment? demanda Perets, joyeux.
     -  Oui.  Demain  je  dois aller  sur  le Continent,  transporter de  la
ferraille. Vous viendrez avec moi.
     Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que
tu as fait? Tu as renversé ma soupe!"
     Domarochinier prit la parole :
     - L'homme doit être  simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous
voulez  partir d'ici,  Perets.  Personne  ne  veut  partir,  mais vous, vous
voulez.
     - C'est toujours comme ça chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout à
l'envers.  Et  d'ailleurs,  pourquoi l'homme  doit-il  obligatoirement  être
simple et clair?
     Touzik renifla son index replié et proféra :
     - L'homme doit être sobre. Tu crois pas?
     - Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison très simple,
et connue de  tout le monde : j'ai le foie  malade. Ce n'est donc pas là que
vous pourrez m'attraper, Touz.
     - Ce  qui  m'étonne dans la forêt, reprit Touzik, c'est les marais. Ils
sont brûlants, tu comprends? Je peux pas supporter ça. Je pourrai jamais m'y
habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, ça  fume, ça sent le
chou. J'ai même  essayé  de goûter, mais  ça  n'a pas de  goût, ça manque de
sel... Non, la forêt,  c'est  pas pour l'homme. Elle leur en  a fait voir de
toutes les couleurs. On n'arrête pas d'amener du matériel, et  il disparaît,
comme englouti dans les  glaces, ils en font  venir d'autre, et il disparaît
encore...
     Une  profusion  verte  et  odorante.  Profusion de  couleur,  profusion
d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours étrangère.  Familière, ressemblante,
mais fondamentalement étrangère. Le plus difficile est  de se faire  à cette
idée, qu'elle est à la fois étrangère et, familière. Qu'elle est l'émanation
de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est détachée de nous
et ne veut pas  nous connaître. C'est sans doute ainsi que le pithécanthrope
aurait pu penser à nous, ses descendants - avec effroi et amertume...
     - Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce  ne  sera pas  avec
nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons là-bas, mais avec
quelque  chose de sérieux, et  en deux  mois nous aurons fait de tout ça une
surface bétonnée, sèche et lisse.
     - C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si  on te  fout pas sur la gueule
avant, tu feras une surface bétonnée avec ton propre père. Pour la clarté.
     Le mugissement profond d'une sirène se fit entendre. Les  carreaux  des
fenêtres tremblèrent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte,
des lumières  se mirent  à clignoter  sur les murs et  au-dessus du comptoir
surgit une  inscription en lettres énormes : "Debout, dehors!" Domarochinier
se leva à la hâte,  manoeuvra  l'aiguille de  sa montre et partit en courant
sans prononcer une parole.
     - Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler.
     Touzik acquiesça :
     - C'est l'heure. L'heure juste.
     Il  ôta sa veste fourrée, la roula soigneusement, rapprocha les chaises
et s'allongea, la tête posée sur la veste.
     - Donc, demain sept heures? dit Perets.
     - Quoi? répondit Touzik d'une voix ensommeillée.
     - Je viendrai demain à sept heures.
     -  Où ça? demanda  Touzik  en se  retournant  sur  les  chaises.  Elles
tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de  fois je leur ai dit : mettez
un divan...
     - Au garage, dit Perets. A votre voiture.
     - Ah!... Venez, venez, on verra là-bas. C'est pas facile comme affaire.
     Il replia  les jambes, se croisa les bras et se mit à ronfler. Il avait
les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y  avait
deux  inscriptions : "Ce qui nous  perd" et  "Toujours de  l'avant".  Perets
gagna la sortie.
     Il franchit  sur une  planchette une  énorme flaque qui  s'étalait dans
l'arrière-cour, contourna un tumulus de boîtes de conserves vides, se glissa
à  travers une fente de la  palissade de planches et pénétra dans l'immeuble
de l'Administration par l'entrée de service. Les couloirs étaient sombres et
froids, sentaient la  poussière, le papier moisi, le tabac refroidi.  Il n'y
avait  personne nulle part,  aucun  bruit ne filtrait à travers  les  portes
revêtues de moleskine. Perets gagna le premier étage par un étroit  escalier
dépourvu  de  rampe et  arriva  à une porte  surmontée d'une inscription  où
clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur  la porte
se  détachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu
ébranlé  en  découvrant  qu'il était arrivé  dans  son bureau. C'est-à-dire,
évidemment, celui de  Kim, le chef du groupe  de la Protection scientifique,
mais Perets y avait une table. La table était maintenant à côté de la porte,
près  du  mur  décoré  de  carreaux  de faïence,  comme  toujours  à  moitié
recouverte par la  "mercedes" sous  sa housse, tandis que près de la fenêtre
aux vitres  fraîchement lavées se trouvait la table de Kim, lequel Kim était
déjà au travail : assis, un peu voûté, il considérait une règle à calcul.
     - Je voulais me laver les mains..., dit Perets, déconcerté.
     - Lave-toi, lave-toi, dit Kim  en  hochant la tête. Tu as un lavabo là.
Ça va être très bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.
     Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava à
l'eau chaude et  à l'eau froide, en utilisant deux sortes  de  savon et  une
pâte  à dégraisser spéciale, les frotta  avec de  la  filasse  et  avec  des
brosses de diverses duretés. Puis  il mit en marche le séchoir électrique et
tint quelques instants  ses  mains roses et  humides  dans  le hurlement  du
courant d'air chaud.
     - A quatre heures du  matin, on a fait savoir à tout le monde  que nous
serions transférés au premier étage, dit Kim. Où étais-tu? Chez Alevtina?
     -  Non, j'étais au bord  de  l'à-pic, dit Perets en prenant place à  sa
table.
     La porte s'ouvrit, le Proconsul  entra  en coup de  vent dans le local,
agita sa serviette pour saluer et disparut en  coulisse. On entendit grincer
la  porte  de la cabine  et le verrou claquer. Perets  ôta  la housse  de la
"mercedes",  resta  un instant assis,  immobile, puis alla  à  la fenêtre et
l'ouvrit.
     On ne  voyait  pas  la  forêt,  mais  elle était présente.  Elle  était
toujours  présente, même si on ne pouvait  la voir  que du bord  de l'à-pic.
Partout ailleurs  dans l'Administration, il  y  avait toujours quelque chose
qui la cachait. Elle était cachée  par les bâtiments crème  des ateliers  de
mécanique et par les trois étages du garage réservé aux véhicules personnels
des employés. Elle était cachée par les étables de l'exploitation auxiliaire
et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont  la sécheuse était
perpétuellement cassée. Elle était cachée par le parc avec ses corbeilles de
fleurs et  ses pavillons, son manège et ses  baigneuses de plâtre  couvertes
d'inscriptions  au crayon.  Elle  était cachée  par  les  cottages  et leurs
vérandas garnies  de lierre,  par les croix de leurs antennes de télévision.
Et de là, de  la fenêtre du premier étage, on ne voyait pas la forêt à cause
du haut mur de briques  non achevé  mais déjà très  haut que  l'on  était en
train d'édifier autour du bâtiment bas du groupe de la Pénétration du génie.
La forêt n'était visible que du bord de l'à-pic. Mais l'homme qui n'avait de
sa vie vu la forêt, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais
pensé  à elle, qui ne la  craignait  pas et n'en rêvait pas, même cet  homme
pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration
existait. Il y a longtemps que je pensais à la forêt, que  j'en parlais, que
j'en rêvais, mais je ne soupçonnais même pas qu'elle pût exister en réalité.
Et ce  n'est pas en allant pour la première fois au bord de l'à-pic que j'ai
acquis la certitude de son  existence,  mais en lisant sur  une  pancarte  à
l'entrée l'inscription : "Administration des  affaires de la forêt". J'étais
devant cette pancarte, ma valise à  la main,  couvert de poussière, desséché
par la  longue route, je la lisais  et  la relisais  et sentais  mes  genoux
trembler, car je savais maintenant que la forêt existait, et que tout ce que
je pensais auparavant n'était que le jeu d'une  imagination débile,  un pâle
mensonge  souffreteux. La forêt est, et  cette immense bâtisse maussade a la
charge de sa destinée...
     - Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forêt?
Je m'en vais demain.
     - Tu veux réellement y aller? demanda Kim distraitement.
     Les  marais verts et brûlants,  les  arbres craintifs et  nerveux,  les
ondines à la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activité
mystérieuse  des  profondeurs,  les aborigènes énigmatiques et circonspects,
les villages désertés...
     - Je ne sais pas, dit Perets.
     - Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont
jamais pensé à la forêt. Qui s'en sont toujours moqués éperdument. Mais elle
est trop  proche  de ton  coeur. Pour  toi, la  forêt est  dangereuse  parce
qu'elle te trahira.
     - Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir.
     - Qu'as-tu besoin de vérités amères?  Qu'en feras-tu?  Et  que feras-tu
dans la forêt?  Pleurer sur un  rêve qui s'est  transformé en  destin? Prier
pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer  ce
qui est en ce qui devrait être?
     - Et pourquoi suis-je venu ici?
     - Pour être sûr.  Tu  ne comprends pas à  quel  point c'est important :
être sûr. Les  autres viennent pour tout  autre chose. Pour trouver dans  la
forêt des mètres  cubes de bois.  Ou pour trouver la bactérie de  la vie. Ou
pour écrire une thèse. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller
dans la forêt, mais à toutes fins utiles : ça servira un jour  ou l'autre et
tout le monde n'en a pas. L'idée suprême, c'est de faire de la forêt un parc
luxueux,  comme le  sculpteur qui tire la  statue du  bloc de  marbre.  Pour
ensuite  tondre  ce parc.  Année  après année. Ne pas  le  laisser redevenir
forêt.
     - Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien à faire ici. Il faut que
quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous.
     - Revenons  aux  multiplications,  dit Kim. Perets  s'assit à sa table,
trouva une prise hâtivement installée et brancha la "mercedes".
     -  Sept  cent quatre-vingt-treize cinq  cent  vingt-deux  par deux cent
soixante-six zéro onze...
     La "mercedes" se mit à cogner et à tressauter. Perets attendit  qu'elle
soit calmée, et lut en bégayant la réponse.
     -   Bon.    Eteins,   dit   Kim.   Maintenant   divise-moi   six   cent
quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze...
     Kim  dictait  les  chiffres,  Perets  les  composait, appuyait sur  les
touches  ce   multiplication  et  de  division,  additionnait,  retranchait,
extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude.
     - Douze par dix. Multiplication, dit Kim.
     - Un zéro zéro sept, dicta mécaniquement Perets.
     Puis il se reprit et dit :
     - Mais elle ment. Ça devrait faire cent vingt.
     - Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un zéro zéro sept. Maintenant
extrais-moi la racine carrée de dix zéro sept...
     - Tout de suite, dit Perets.
     Le  verrou  claqua à  nouveau  derrière  la  coulisse et  le  Proconsul
apparut, rose, frais et satisfait. Il se  lava les mains en fredonnant d'une
voix agréable un AVE MARIA, puis proféra :
     - C'est tout de même un véritable prodige,  cette forêt, messieurs!  Et
dire  que  nous  parlons  d'elle  ou  écrivons  sur elle d'une manière aussi
criminellement insuffisante!  Et pourtant elle mérite qu'on écrive sur elle.
Elle ennoblit,  elle  éveille les sentiments les plus élevés. Elle contribue
au progrès. Elle  est  elle-même comme le  symbole  du  progrès. Et  nous ne
parvenons pas à empêcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non
qualifiées. En fait, il  n'y a pas de propagande de la forêt. Tout ce qui se
pense et qui se dit sur la forêt!
     - Sept cent quatre-vingts  multiplié par  quatre cent trente-deux,  dit
Kim.
     Le  Proconsul  haussa la  voix. Celle-ci était forte et bien posée : on
n'entendit plus la "mercedes".
     - "Les  arbres cachent la forêt"...  "Etre perdu dans la forêt"... "Les
brigands de la  forêt"... Voilà  ce que nous devons  combattre! Voilà ce que
nous devons  extirper!  Vous,  par  exemple,  monsieur  Perets,  pourquoi ne
luttez-vous  pas? Vous pourriez faire  au  club  un exposé circonstancié  et
judicieux sur la forêt,  et vous  ne le faites pas. Il y a longtemps que  je
vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il?
     - C'est que je n'ai jamais été là-bas, dit Perets.
     - Pas grave. Moi  non plus, je n'y suis jamais allé, mais j'ai fait une
conférence  et  à  en juger  par  les échos  que  j'ai  reçus,  c'était  une
conférence très utile. La question  n'est pas de  savoir si on a  ou non été
dans  la  forêt,  la question est de dépouiller les faits de  leur gangue de
mysticisme  et de superstition, de mettre à nu la substance en arrachant les
oripeaux  dont  elle   a  été  affublée  par   les   esprits   mesquins   et
militaristes...
     - Deux  fois  huit divisé par quarante-neuf moins  sept fois sept,  dit
Kim.
     La "mercedes" se mit à l'oeuvre. Le Proconsul haussa à nouveau la voix.
     -  Je l'ai fait  en tant que philosophe de formation,  vous pourriez le
faire en tant  que  linguiste... Je  vous  donnerai les thèses et  vous  les
développerez à la lumière  des dernières acquisitions de la  linguistique...
Au fait, quel est votre sujet de thèse?
     - C'est  "Les  particularités du style  et de  la rythmique de la prose
féminine de la basse époque Heian, sur la base du "  Makura-no sôshi  "." Je
crains que...
     -  Sen-sa-tion-nel!  C'est   précisément  ce  qu'il   nous  faut.  Vous
soulignerez  qu'il  n'y  a  pas  de  marais  et  de  fondrières,   mais   de
merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs,  mais le produit d'une
science hautement  évoluée.  Pas  d'indigènes,  pas de  sauvages,  mais  une
antique  civilisation d'hommes  fiers, libres, aux idéaux élevés, des hommes
modestes et  forts. Et  pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas  d'allusions
brumeuses - pardonnez-moi  ce calembour malheureux... Ce sera  sensationnel,
MEIN  HERR  Perets,  fabuleux. Et c'est  très  bien que vous  connaissiez la
forêt, que  vous puissiez faire  part de  vos impressions  personnelles.  Ma
conférence étant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque  peu  fastidieuse.
Comme matériau de base, j'ai utilisé les protocoles des réunions. Mais vous,
en tant qu'explorateur de la forêt...
     - Je ne suis pas explorateur de  la forêt, tenta de plaider  Perets. On
ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forêt.
     Le  Proconsul hocha distraitement  la  tête et nota rapidement  quelque
chose sur sa manchette.
     - Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'amère vérité. Malheureusement,
cela  se trouve  encore  chez  nous -  formalisme, bureaucratisme,  approche
euristique de  la personnalité...  Vous pouvez  aussi  parler de  cela entre
autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de
régler  votre intervention avec la direction. Je suis terriblement  content,
Perets, que vous preniez enfin part à notre travail. Il y a longtemps que je
vous  suis de très  près... Voilà,  je  vous  ai  inscrit  pour  la  semaine
prochaine.
     Perets arrêta la "mercedes".
     - Je ne serai pas là la semaine prochaine. Mon visa vient à expiration,
et je pars. Demain.
     -  Nous  arrangerons  ça d'une manière ou d'une autre.  J'irai voir  le
Directeur,  il  est  lui-même membre du club,  il comprendra. Considérez que
vous avez une semaine de plus.
     -  Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul  le regarda
droit dans les yeux :
     -  Il faut! Vous le  savez très bien, Perets,  il  faut!  Au revoir. Il
porta deux  doigts à  la hauteur  de  sa  tempe  et s'éloigna  en agitant sa
serviette.
     - Une véritable toile d'araignée, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une
mouche? Le manager ne voulait  pas que je m'en  aille. Alevtina ne veut pas,
et maintenant celui-là...
     - Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.
     - Mais je ne peux plus rester ici!
     -   Sept  cent   quatre-vingt-dix-sept   multiplié   par   quatre  cent
trente-deux...
     "De toute façon  je  partirai, se disait  Perets  en  appuyant sur  les
touches. Vous ne  le voulez  pas,  mais je partirai. Je  ne jouerai  pas  au
ping-pong avec vous, je ne jouerai  pas aux échecs avec vous, je ne veux pas
dormir et prendre du  thé  et  de la confiture  avec vous,  je  ne veux plus
chanter  de  chansons  pour  vous, compter  sur  la  "mercedes"  pour  vous,
débrouiller vos discussions et maintenant faire des conférences que de toute
façon vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le
vous-mêmes,  moi  je  m'en vais. Je pars, je pars.  De toute  façon, vous ne
comprendrez  jamais  que  penser  ce  n'est pas  une  distraction  mais  une
nécessité..."
     Au-dehors, derrière le mur en construction, on entendait les cognements
sourds  d'un  mouton, le bruit  des  marteaux  pneumatiques,  le  fracas des
briques  qui se déversaient. Sur le mur  étaient  assis côte  à côte  quatre
ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous  la  fenêtre
même le vrombissement et la pétarade d'un moteur de moto.
     -  Quelqu'un  qui vient  de  la forêt,  commenta Kim. Dépêche-toi de me
multiplier soixante par soixante.
     La porte  s'ouvrit violemment et un homme fit irruption  dans la pièce.
Il  portait  une combinaison dont le  capuchon déboutonné ballottait  sur sa
poitrine par-dessus le cordon de l'émetteur. Des bottes jusqu'à la ceinture,
la combinaison était  couverte  d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose pâle
et autour de la jambe  droite s'enroulait le  fouet orange d'une liane d'une
longueur  démesurée  qui  traînait  par  terre.  La  liane  continuait à  se
tortiller, et  Perets eut l'impression d'être  en  présence  d'un  tentacule
projeté par la forêt elle-même, qui, bientôt se tendrait et qui entraînerait
l'homme sur le chemin inverse, à travers les couloirs  de  l'Administration,
en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le réfectoire, les ateliers,
l'attirerait  encore plus bas, dans la rue poussiéreuse,  à travers le parc,
ses statues et ses pavillons, vers le début de la corniche, vers les portes,
mais  il passerait à  côté  des  portes  et  serait entraîné  plus bas, vers
l'à-pic...
     L'homme portait des lunettes de  moto, son visage  était couvert  d'une
épaisse couche de poussière, et Perets  ne reconnut pas tout de suite en lui
Stoïan Stoïanov, de la station biologique. Il  tenait à la main un  gros sac
en papier.  Il  fit  quelques  pas  sur  le  sol revêtu d'une  mosaïque  qui
représentait une femme  sous la douche et s'arrêta devant Kim, tenant le sac
en papier caché  derrière son dos et faisant d'étranges  mouvements avec  sa
tête, comme s'il avait eu des démangeaisons dans le cou.
     - Kim, dit-il, c'est moi.
     Kim ne répondit pas. On entendait sa plume qui grattait et déchirait le
papier.
     - Kimouchka, reprit Stoïan d'une voix implorante, je t'en supplie.
     - Fous le camp, dit Kim. Maniaque.
     - C'est la dernière fois, dit Stoïan. La dernière des dernières.
     Il  eut  un  nouveau  mouvement de tête et  Perets aperçut  sur son cou
maigre à la peau rasée, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse
rosâtre,  fine,  aiguë,  qui s'enroulait en  spirale, comme tremblant  d'une
sorte d'avidité.
     - Tu n'as qu'à  dire  que c'est à cause de Stoïan, un point c'est tout.
Si  on t'invite au cinéma,  dis que tu  as un  travail urgent à terminer  ce
soir.  Si c'est pour le thé, dis par exemple que tu viens de le prendre.  Si
on t'invite  à boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La dernière  des
dernières des dernières!
     - Qu'est-ce  que tu as à rentrer  la  tête  dans les  épaules comme ça?
demanda méchamment Kim. Allons, tourne-toi.
     - Ça te reprend? demanda Stoïan en se tournant. Ce  n'est pas grave. Tu
n'as qu'à transmettre, tout le reste est sans importance.
     Penché  par-dessus la  table,  Kim  s'affairait sur  le  cou de Stoïan,
pressait  et massait, les  coudes écartés,  en  grinçant des dents  d'un air
dégoûté et  marmonnant  des  jurons. La tète  baissée, le cou offert, Stoïan
dansait patiemment d'un pied sur l'autre.
     - Salut, Pertchik, dit-il. Il  y a longtemps que  je ne t'avais pas vu.
Qu'est-ce  que  tu  fais  ici?  J'ai  encore apporté  quelque  chose que  tu
pourras... Pour la dernière fois...
     Il déplia  le papier et  montra  à  Perets un  petit bouquet  de fleurs
sauvages d'un vert vénéneux.
     - Et elles sentent! Comment qu'elles sentent!
     -  Mais arrête de  remuer, lui cria  Kim.  Reste tranquille!  Maniaque,
chiffe!
     -  Maniaque, chiffe,  soit!  approuva avec enthousiasme Stoïan. Pour la
dernière fois, la dernière des dernières.
     Les  pousses  rosés  sur  sa combinaison  commençaient à  se faner,  se
ridaient et tombaient  à terre, sur le visage de brique de la femme sous  la
douche.
     - C'est fini, dit Kim. Décampe!
     Il  se  détacha de  Stoïan et  jeta  dans le seau à  ordures  une chose
sanglante, à demi vivante, qui continuait à se tordre.
     - Je lève le  camp,  dit Stoïan. Tout de  suite. Tu sais, Rita a encore
fait des  siennes,  et j'ai un peu peur  de  quitter la  station biologique.
Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais...
     - Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien à faire là-bas.
     - Comment, rien? s'écria Stoïan. Quentin fond à vue d'oeil.  Ecoute-moi
: il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette
nuit  elle  est revenue trempée, blanche,  glacée.  Un  garde  a  voulu  s'y
frotter, elle  lui a  fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant
il se traîne comme  un perdu. Et tout le lotissement expérimental est envahi
par l'herbe.
     - Et alors? demanda Kim.
     - Quentin a pleuré toute la matinée...
     - Tout ça je le  sais,  l'interrompit Kim. Mais je  ne comprends pas ce
que Perets a à faire là-dedans.
     -  Comment  ça, ce  qu'il a  à faire? Qu'est-ce que tu  racontes? Qui y
a-t-il à part  Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus...  Et on  ne  va pas
faire appel à Domarochinier, a Claude-Octave, tout de même!
     Kim frappa la table de sa main :
     - Ça suffit! Va travailler  et que je  ne te voie plus  ici pendant les
heures de service. Ne me pousse pas à bout.
     - C'est fini, se hâta de dire Stoïan. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu
transmettras?
     Il posa le bouquet sur la table et s'enfuit en criant : "Le cloaque est
encore en travail..."
     Kim prit un balai et poussa les débris dans un coin.
     - Un imbécile sans cervelle,  commenta-t-il. Et  cette Rita... Recompte
tout encore une fois. Ça les démolira, cet amour...
     Sous  la fenêtre, l'irritante  pétarade de la moto s'éleva  à  nouveau,
puis  tout  redevint silencieux  à  l'exception des  coups sourds du  mouton
derrière le mur.
     - Que faisais-tu ce matin au bord de l'à-pic, Perets? demanda Kim.
     -  Je  voulais  voir  le Directeur. On m'a dit qu'il faisait parfois sa
gymnastique là-bas. Je voulais lui demander de m'envoyer dans la forêt, mais
il n'est pas venu. Tu sais, Kim,  je crois que tout  le monde ment ici. J'ai
parfois même l'impression que toi aussi tu mens.
     - Le Directeur, énonça pensivement Kim. C'est peut-être une idée. Tu es
quelqu'un de courageux...
     - De toute façon je n'en vais demain. Touzik m'emmènera, il l'a promis.
Dis-toi bien que demain je ne serai plus là.
     -  Je  ne m'attendais pas  à  ça,  poursuivit  Kim  sans écouter.  Très
courageux...  On  pourrait  peut-être t'envoyer  là-bas, que  tu  te  rendes
compte?

     Perets  s'éveilla  au  contact de doigts froids  sur son épaule nue. Il
ouvrit les yeux et aperçut  au-dessus de lui un homme en  sous-vêtements. Il
n'y avait pas de  lumière dans la pièce, mais l'homme  était  éclairé par un
rayon de lune et l'on voyait son visage blanc et ses yeux exorbités.
     - Qu'est-ce que vous voulez? demanda Perets en un murmure.
     - Il faut évacuer, répondit l'homme, à voix basse lui aussi.
     "Ah! c'est le commandant", se dit avec soulagement Perets.
     - Evacuer, pourquoi? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer
quoi?
     - L'hôtel est complet. Vous devez évacuer les lieux.
     Perets fit le tour de  la pièce d'un regard désemparé. Tout était comme
avant, comme avant les trois autres lits étaient vides.
     -  Inutile d'inspecter, fit le commandant.  Nous savons ce qu'il y  a à
voir.  De  toute  façon, il  faut changer votre  literie  pour  la donner  à
nettoyer.  Vous  ne  le  ferez  pas  de  vous-même,  vous  n'avez  pas  reçu
l'éducation adéquate...
     Perets  comprit : le commandant avait peur, et  il le prenait  de  haut
pour se  donner  de l'assurance.  Il était  dans  un état tel  qu'un  simple
contact  eût suffi  pour qu'il  se mette  à  hurler,  à glapir, à entrer  en
transes, à briser la fenêtre pour appeler au secours.
     - Allons,  allons,  la literie, on vous  dit,  fit le commandant, saisi
d'une sorte de terrible impatience, en arrachant l'oreiller de sous la  tête
de Perets.
     - Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine
nuit?
     - C'est l'heure.
     -  Seigneur! vous n'avez pas toute votre tête  à vous. Bon, d'accord...
Prenez les draps, je  m'en passerai, je n'avais plus que cette nuit à passer
de toute façon.
     Il se leva  et, pieds  nus sur  le  sol froid,  entreprit de retirer la
housse  de l'oreiller.  Le  commandant, comme figé  sur  place,  suivait ses
mouvements de ses yeux exorbités. Ses lèvres tremblaient.
     - Réparations, lâcha-t-il enfin. Il est temps de faire des réparations.
La tapisserie  est toute  déchirée,  le plafond  fissuré,  le planchéiage  à
refaire...
     Sa voix s'affermit :
     -  Donc, vous  devez  de  toute  façon  évacuer. Les  réparations  vont
commencer incessamment.
     - Les réparations?
     - Les  réparations.  Vous avez vu l'état de la tapisserie? Les ouvriers
arrivent.
     - Maintenant? Tout de suite?
     -  Maintenant.  Tout  de  suite.  Il  est  impensable  d'attendre  plus
longtemps. Le plafond est complètement fissuré. Il n'y a qu'à voir.
     Perets se sentit  soudain glacé. Il abandonna  la housse  et saisit son
pantalon.
     - Quelle heure est-il? demanda-t-il.
     - Minuit passé, répondit le commandant en baissant la voix et jetant un
regard circonspect autour de lui.
     - Et où vais-je aller? dit Perets, enfilant une  jambe de son pantalon,
en  équilibre  sur un  pied.  Vous n'avez qu'à me mettre ailleurs, dans  une
autre chambre...
     -  Tout  est  complet.  Et  là  où  ce  n'est  pas  complet,  c'est  en
réparations.
     - Chez le veilleur, alors...
     - C'est complet.
     Perets fixa tristement la lune.
     - Dans le débarras, alors. Dans le débarras, dans la lingerie, dans  le
poste d'électricité. Il  ne me  reste plus que six heures à  dormir. A moins
que vous ne puissiez trouver  à me loger chez vous,  d'une  manière ou d'une
autre...
     Le commandant s'agita soudain à travers la pièce. Il courait d'un lit à
l'autre, nu-pieds, blême, effrayant comme une apparition. Enfin, il s'arrêta
et proféra d'une voix geignarde :
     - Mais enfin quoi? Je suis un homme civilisé, j'ai fait deux instituts,
je  ne  suis pas  un quelconque  indigène... Je comprends  tout! Mais  c'est
impossible, vous comprenez! Absolument impossible! (Il bondit vers Perets et
lui murmura à l'oreille :) Votre visa est  arrivé à expiration. Il y a  déjà
vingtsept minutes qu'il est expiré, et  vous êtes toujours là! Vous ne devez
pas être  là.  Je vous en supplie... (Il se laissa lourdement tomber sur les
genoux et alla chercher sous  le  lit les  chaussettes et les  chaussures de
Perets.) Je me suis réveillé en  nage à minuit moins cinq. Bon, je crois que
c'est  tout.  Ma  fin  est  venue. Je suis parti comme  j'ai été.  Je ne  me
souviens de rien.  Des nuages  dans les rues, des clous  aux pieds...  Et ma
femme qui doit accoucher... Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie...
     Perets s'habilla à la hâte. Il comprenait mal. Le commandant n'arrêtait
pas  de  courir entre  les  lits, piétinait  les  carrés de lune, jetait des
regards dans le couloir, se penchait à la fenêtre et murmurait :
     "Mon Dieu, enfin..."
     - Je peux au moins vous laisser ma valise? demanda Perets.
     Le commandant eut un claquement de mâchoires.
     - En aucun cas! Vous  voulez me perdre... Il  faut être sans coeur! Mon
Dieu, mon Dieu...
     Perets  ramassa  ses livres, ferma non  sans peine sa  valise, prit son
manteau sur le bras et demanda :
     - Et maintenant où vais-je aller?
     Le commandant  ne répondit pas.  Il  attendait, trépignant d'impatience
Perets prit sa  valise et gagna la rue par l'escalier sombre et  silencieux.
Il s'arrêta  sur  le perron et, tentant de calmer son tremblement, écouta un
moment la voix du commandant qui  expliquait au  veilleur ensommeillé : "...
Il  va  vouloir rentrer. Il  ne faut pas  le laisser faire! Son... (sinistre
murmure confus)  Compris? Tu  réponds..." Perets  s'assit  sur sa  valise et
étendit son manteau sur ses genoux.
     - Non,  je vous  en prie, fit la voix  du  comman dant derrière lui. Je
vous demande de quitter le perron. Je vous demande d'évacuer complètement le
territoire de l'hôtel.
     Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la  chaussée. Le commandant
piétina encore un  peu en grommelant : 

III

Perets pénétra dans la salle d'attente du Directeur à dix heures précises. Il y avait déjà une vingtaine de personnes qui faisaient la queue. On fit passer Perets en quatrième position. Il prit place dans un fauteuil entre Béatrice Vakh, employée au groupe d'Aide à la population locale, et un sombre collaborateur du groupe de la Pénétration du génie. A en juger par la plaque qu'il portait sur la poitrine et l'inscription sur son masque de carton blanc, ce dernier devait être appelé Brandskougel. La salle d'attente était peinte en rose pâle. Sur un mur était placée une pancarte "Défense de fumer, de jeter des ordures, de faire du bruit", sur un autre, un grand tableau qui représentait l'exploit du traverseur de la forêt Selivan : sous les yeux de ses camarades stupéfiés, Selivan, les bras levés, se transformait en arbre sauteur. Les rideaux roses des fenêtres étaient soigneusement tirés et au plafond brillait un lustre gigantesque. Outre la porte d'entrée sur laquelle on pouvait lire "Sortie", la pièce possédait une autre porte, immense, revêtue de cuir jaune, qui portait l'inscription "Sans issue". Exécutée à la peinture phosphorescente, l'inscription se détachait comme un sinistre avertissement. En dessous se trouvait le bureau de la secrétaire, garni de quatre téléphones de couleur différente et d'une ma Aine à écrire électrique. La secrétaire, une femme replète d'un certain âge portant lorgnon, étudiait d'un air distant un "Manuel de physique atomique". Les visiteurs parlaient à voix basse. Beaucoup ne pouvaient cacher leur nervosité et feuilletaient fébrilement de vieux illustrés. Tout ceci évoquait furieusement la file d'attente chez un dentiste, et Perets fut à nouveau agité d'un frisson désagréable, d'un tremblement de mâchoires, et saisi du désir de partir n'importe où sans plus attendre. - Ils ne sont même pas paresseux, disait Béatrice Vakh, son charmant visage tourné dans la direction de Perets. Mais ils ne peuvent pas supporter un travail systématique. Comment expliquez-vous, par exemple, l'incroyable légèreté avec laquelle ils abandonnent les endroits où ils ont vécu? - C'est à moi que vous parlez? demanda timidement Perets. Il n'avait aucune idée de la manière d'expliquer cette incroyable légèreté. - Non. Je parlais à "Mon cher" Brandskougel. "Mon cher" Brandskougel remit en place le pan gauche de sa moustache qui se décollait et marmonna cordialement : - Je ne sais pas. - Et nous ne le savons pas non plus, fit amèrement Béatrice. Il suffit que nos équipes s'approchent du village pour qu'ils partent en abandonnant leur maison et tous leurs biens. On dirait que nous ne les intéressons pas. Ils n'attendent absolument rien de nous. Qu'est-ce que vous en pensez? Mon cher Brandskougel resta quelques instants silencieux, comme s'il réfléchissait à la question, observant Béatrice à travers les étranges meurtrières cruciformes de son masque. Puis il répondit sur le même ton que précédemment : - Je ne sais pas. - C'est vraiment dommage, poursuivit Béatrice, que notre groupe ne se compose que de femmes. Je sais bien qu'il y a une raison profonde, mais il manque souvent la fermeté, l'âpreté, je dirais presque la motivation masculine. Les femmes ont malheureusement tendance à se disperser, vous avez dû le remarquer. - Je ne sais pas, dit Brandskougel. Sa moustache se détacha soudain et tomba gracieusement jusqu'au sol. Il la ramassa, l'examina attentivement en soulevant un coin de son masque, cracha prestement dessus et la remit en place. Une clochette tinta mélodieusement sur le bureau de la secrétaire. Celle-ci posa son manuel, consulta une liste en retenant avec affectation son lorgnon et annonça : - Professeur Kakadou, c'est à vous. Le professeur Kakadou lâcha sa revue illustrée, se leva d'un bond, se rassit, regarda autour de lui en blêmissant, puis se mordit la lèvre et, le visage défait, s'arracha à son fauteuil et disparut derrière la porte qui portait l'inscription "Sans issue". Un silence morbide régna pendant quelques secondes dans la salle d'attente. Puis les bruits de voix et de feuilles froissées reprirent. - Nous n'arrivons pas, disait Béatrice, à trouver le moyen de les intéresser, de les captiver. Nous leur avons construit des habitations confortables sur pilotis. Ils les bourrent de tourbe et y mettent des espèces d'insectes. Nous avons essayé de leur proposer de la bonne nourriture au lieu de la saleté aigre qu'ils mangent. En pure perte. Nous avons essayé de les vêtir de manière humaine. Un est mort, deux autres sont tombés malades. Mais nous continuons nos expériences. Hier nous avons répandu dans la forêt un plein camion de miroirs et de boutons dorés... Le cinéma ne les intéresse pas, pas plus que la musique. Les créations immortelles ne provoquent chez eux qu'une sorte de ricanement... Non, il faut commencer par les enfants. Je propose par exemple de leur enlever leurs enfants et d'organiser des écoles spéciales. Malheureusement, cela implique des difficultés d'ordre technique : on ne peut pas les prendre avec des mains humaines, il faudrait là des machines spéciales... D'ailleurs, vous savez tout cela aussi bien que moi. - Je ne sais pas, dit mélancoliquement "Mon cher" Brandskougel. La clochette tinta à nouveau, et la secrétaire dit: - Béatrice, c'est à vous. Je vous en prie. Béatrice s'agita. Elle esquissa le geste de se précipiter vers la porte, mais s'interrompit et jeta autour d'elle un regard plein de désarroi. Elle revint sur ses pas, regarda sous le fauteuil en murmurant : "Où est-il? Où?", promena ses yeux immenses sur la salle d'attente, saisit ses cheveux, cria d'une voix forte : "Mais où est-il?", puis attrapa soudain Perets par sa veste et le tira du fauteuil pour le jeter à terre. Sous Perets se trouvait un carton brun dont se saisit Béatrice. Elle resta quelques secondes les yeux fermés, le visage empli d'une joie sans bornes, serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s'achemina lentement vers la porte recouverte de cuir jaune et la referma derrière elle. Dans un silence de mort, Perets se releva et, s'efforçant de ne regarder personne, épousseta son pantalon. Au demeurant, personne ne lui prêtait attention : tous les regards étaient braqués sur la porte jaune. "Que vais-je lui dire? se demanda Perets. Je lui dirai que je suis philologue et que je ne peux pas être utile à l'Administration, laissez-moi partir, je m'en irai et jamais plus je ne reviendrai, je vous en donne ma parole. Mais pourquoi êtes-vous venu ici? Je me suis toujours beaucoup intéressé à la forêt, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forêt. En fait j'ai abouti ici tout à fait par hasard, puisque je suis philologue. Les philologues, les littérateurs, les philosophes n'ont rien à faire à l'Administration. C'est pour ça qu'on a raison de ne pas me laisser partir, je le reconnais, je suis d'accord... Je ne peux être ni à l'Administration, où l'on défèque sur la forêt, ni dans la forêt, où l'on ramasse les enfants avec des machines. Il faudrait que je m'en aille et que je m'occupe de quelque chose de plus simple. Je sais, on m'aime ici, mais on m'aime comme un enfant aime ses jouets. Je suis ici pour amuser les gens, je ne peux apprendre à personne ce que je sais... Non, je ne peux évidemment pas dire ça. Il faut verser une larme, mais où vais-je la trouver, cette larme? Je casserai tout chez lui si seulement il essaie de m'empêcher de partir. Je casserai tout et je m'en irai à pied." Perets se vit marchant sur la route poussiéreuse sous un soleil de feu, kilomètre après kilomètre, tandis que la valise se fait de plus en plus lourde et de plus en plus indépendante de sa volonté. Et chaque pas l'éloigne toujours plus de la forêt, de son rêve, de son angoisse qui est depuis longtemps le sens de sa vie... "On dirait qu'il y a un bout de temps que personne n'a été appelé, pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a dû être très intéressé par le projet de ramassage des enfants. Mais pourquoi est-ce que personne ne sort du bureau? Il doit y avoir une autre issue." - Excusez-moi, s'il vous plaît, dit-il en se tournant vers "Mon cher" Brandskougel, quelle heure est-il? "Mon cher" Brandskougel consulta sa montre-bracelet, réfléchit un instant et dit : - Je ne sais pas. Perets se pencha vers son oreille et murmura : - Je ne le dirai à personne. A per-sonne. "Mon cher" Brandskougel hésita. Il promena des doigts indécis sur la plaquette de plastique qui portait son nom, jeta un regard à la dérobée autour de lui, bâilla nerveusement, regarda à nouveau autour de lui et chuchota en maintenant fermement son masque contre sa figure : - Je ne sais pas. Puis il se leva et s'empressa de rejoindre un autre coin de la salle d'attente. La secrétaire dit : - Perets, c'est votre tour. - Mon tour? s'étonna Perets. J'étais quatrième. La secrétaire haussa la voix. - Employé surnuméraire Perets, c'est votre tour! - Il raisonne..., grommela quelqu'un. - Ces types-là, il faut les chasser... Avec un balai brûlant! dit à voix haute quelqu'un sur la droite. Perets se leva. Il avait les jambes en coton. Il porta stupidement les mains à ses flancs. La secrétaire le regardait fixement. Des voix s'élevèrent dans la salle d'attente : - Il fait le dégoûté. - Ça a beau faire le malin... - Et nous avons supporté ça! - Excusez, vous l'avez supporté. Moi, c'est la première fois que je le vois. - Et moi, je vous signale que ce n'est pas la vingtième. La secrétaire éleva la voix : - Doucement! Gardez le silence! Et ne jetez rien par terre. Oui, vous là-bas... Oui, oui, c'est à vous que je parle. Alors, employé Perets, vous allez entrer? Ou vous voulez que j'appelle les gardes? - Oui, dit Perets. Oui, j'y vais. La dernière personne qu'il vit avant de quitter la salle d'attente fut "Mon cher" Brandskougel, barricadé dans un coin derrière son fauteuil, le visage crispé, accroupi une main dans la poche arrière de son pantalon. Puis il vit le Directeur. Le Directeur était un bel homme élancé d'une trentaine d'années, vêtu d'un costume coûteux qui tombait admirablement. Il était debout près de la fenêtre ouverte et distribuait des miettes de pain aux pigeons qui se pressaient sur l'appui. Le bureau était absolument vide : il n'y avait pas une chaise, pas même de table. Seule une copie en réduction de "L'exploit du traverseur de la forêt Selivan" était accrochée au mur opposé à la fenêtre. - Employé surnuméraire de l'Administration Perets? prononça d'une voix claire et sonore le Directeur en tournant vers Perets le visage frais d'un sportif. - Mmm... oui... Je... bafouilla Perets. - Enchanté, enchanté Nous pouvons enfin faire connaissance. Bonjour. Mon nom est Ah. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis. Perets s'inclina, intimidé, et serra la main qu'on lui tendait. La main était sèche et ferme. - Comme vous voyez, je donne à manger aux pigeons. Curieux oiseau. On sent qu'il renferme des possibilités immenses. Qu'en pensez-vous, monsieur Perets? Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le visage du Directeur exprimait une telle cordialité, un tel intérêt, une telle attente anxieuse d'une réponse que Perets se reprit et mentit : - J'aime beaucoup, monsieur Ah. - Vous les aimez rôtis? Ou à l'étouffée? Moi par exemple je les aime en croûte. Un pigeon en croûte avec un verre de bon vin demi-sec - que peut-il y avoir de mieux? Qu'en pensez-vous? Et le visage de M. Ah refléta à nouveau un très vif intérêt et l'attente anxieuse de la réponse. - Etonnant, dit Perets. Il avait résolu de se résigner à tout et d'être d'accord sur tout. - Et la "Colombe" de Picasso, reprit M. Ah. Je me le remémore à l'instant... "Sans manger, sans boire, et sans embrasser, les instants passent sans qu'on puisse les rattraper..." Comme cela exprime bien cette idée de notre incapacité à saisir et matérialiser la beauté! - De très beaux vers, acquiesça passivement Perets. - La première fois que j'ai vu la "Colombe", j'ai pensé, comme probablement beaucoup d'autres, que le dessin était faux, ou en tout cas peu naturel. Mais ensuite, j'ai été amené par mes fonctions à m'intéresser aux pigeons et je me suis soudain aperçu que Picasso, ce faiseur de miracles, avait saisi l'instant précis où le pigeon replie ses ailes avant de se poser. Ses pattes touchent déjà la terre, mais lui est encore dans l'air, en vol. L'instant où le mouvement devient immobilité, le vol repos. - Il y a chez Picasso des tableaux étranges, que je ne comprends pas, dit Perets, montrant là son indépendance d'esprit. - Oh, c'est simplement que vous ne les avez pas regardés assez longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne suffit pas d'aller deux ou trois fois dans l'année au musée. Il faut regarder les tableaux durant des heures. Aussi souvent que possible. Et uniquement les originaux. Pas de reproductions. Pas de copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c'est une mauvaise copie. Mais si vous aviez l'occasion de faire connaissance avec l'original, vous comprendriez l'idée de l'artiste. - Et en quoi consiste-t-elle? - Je vais essayer de vous expliquer, proposa avec empressement le Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau? Formellement, c'est quelque chose moitié-homme moitié-arbre. Le tableau est statique. On ne voit pas, on ne saisit pas le passage d'une substance à une autre. Il manque au tableau le principal - la direction du temps. Mais si vous aviez la possibilité d'étudier l'original, vous comprendriez que l'artiste est parvenu à faire entrer dans la représentation un sens symbolique profond, qu'il a reproduit non pas un homme-arbre, ni même la transformation de l'homme en arbre, mais précisément et uniquement la transformation de l'arbre en homme. L'artiste a utilisé l'idée contenue dans une vieille légende pour représenter la naissance d'une nouvelle individualité. Le nouveau qui sort de l'ancien. La vie de la mort. La raison de la matière stagnante. La copie est absolument statique et tout ce qui y est représenté existe en dehors du cours du temps. Mais l'original renferme le temps-mouvement! Le vecteur! La flèche du temps, comme dirait Eddington! - Et où donc est l'original? demanda poliment Perets. Le Directeur eut un sourire. - L'original, naturellement, a été détruit en tant qu'objet d'art ne permettant pas une double interprétation. La première et la deuxième copie ont également été détruites par mesure de précaution. M. Ah revint à la fenêtre et chassa du coude un pigeon qui se trouvait sur l'appui. - Bien. Nous avons parlé des pigeons, prononça-t-il d'une voix nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom? - Quoi? - Nom. Votre nom. - Pe... Perets. - Année de naissance? - Trente... - Précisément! - Mille neuf cent trente. Cinq mars. - Que faites-vous ici? - Employé surnuméraire. Rattaché au groupe de la Protection scientifique. - Je vous demande : que faites-vous ici? dit le Directeur en tournant vers Perets un regard aveugle. - Je... je ne sais pas. Je veux m'en aller. - Votre opinion sur la forêt. Brièvement. - La forêt, c'est... J'ai toujours... Je... J'en ai peur et je l'aime. - Votre opinion sur l'Administration? - Il y a beaucoup de personnes estimables, mais... - Ça suffit. Le Directeur s'approcha de Perets, le prit par les épaules et, le regardant droit dans les yeux, dit : - Ecoute, ami, laisse! Partie à trois? On appelle la secrétaire, tu as vu le morceau? C'est pas une femme, c'est les soixante-neuf positions réunies! "Ouvrons, enfants, le Jeroboam de réserve!...", chanta-t-il d'une voix lourde. Hein? On l'ouvre? Laisse, j'aime pas. Compris? Qu'estce que tu en dis? Il sentait soudain l'alcool et le saucisson à l'ail, ses yeux louchaient vers la racine du nez. - On appelle l'ingénieur, Brandskougel, "Mon cher" à moi, continua-t-il en pressant Perets contre sa poitrine. Il connaît de ces histoires... pas besoin de hors-d'oeuvre... On y va? - Evidemment, on peut, dit Perets, mais c'est que je... - Que tu quoi? - Monsieur Ah, je... - Laisse! Pas de monsieur avec moi! Kamarade! Compris? - Kamarade Ah, je suis venu vous demander... - Dem-m-an-an-de! Je ne te refuserai rien! Tu veux de l'argent? Tiens, en voilà. Il y a quelqu'un qui ne te plaît pas? Dis-le, on verra ça! Alors? - N-non, je veux simplement m'en aller. Je n'arrive pas à partir, je suis arrivé ici par hasard. Donnez-moi l'autorisation de partir. Personne ne veut m'aider, et je vous le demande à vous, en tant que Directeur... Ah libéra Perets, arrangea sa cravate et sourit sèchement. - Vous faites erreur, Perets. Je ne suis pas le Directeur. Je suis le délégué du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai quelque peu retenu. Par ici, s'il vous plaît. Le Directeur va vous recevoir. Il ouvrit devant Perets une petite porte basse tout au fond de son bureau nu et fit un geste d'invite de la main. Perets toussota, lui adressa un signe de tête réservé et se baissa pour pénétrer dans la pièce suivante. Ce faisant, il eut l'impression de recevoir une légère tape sur l'arrière-train. Au reste, il était probable que ce, n'était qu'une impression - à moins que M. Ab ne se soit un peu trop pressé de claquer la porte. La pièce dans laquelle il se retrouva était une copie conforme de la salle d'attente, la secrétaire elle-même était l'exacte copie de la première secrétaire, mais elle lisait un livre intitulé "Sublimation du génie". Les fauteuils étaient également occupés par des visiteurs pâles munis de journaux et de revues. Là aussi il y avait le professeur Kakadou qui souffrait cruellement de démangeaisons nerveuses et Béatrice Vakh, son carton brun sur les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, étaient des inconnus et sous une copie de "L'exploit du traverseur de la forêt Selivan" s'allumait et s'éteignait régulièrement une brutale injonction : "SILENCE!" Et en effet personne ne parlait. Perets s'assit précautionneusement tout au bord d'un fauteuil. Béatrice Vakh lui adressa un sourire un peu crispé mais dans l'ensemble amical. Au bout d'une minute de silence tendu, une clochette tinta. La secrétaire posa son livre et dit : - Révérend Lucas, on vous demande. Le Révérend Lucas faisait peur à voir, et Perets se détourna. Ce n'est rien, pensa-t-il en fermant les yeux. Je tiendrai. Il se souvint de cette pluvieuse soirée d'automne où on avait apporté dans l'appartement Esther - Esther qu'un voyou ivre venait d'égorger dans l'entrée de la maison, les voisins qui s'accrochaient à lui et les éclats de verre dans sa bouche - il avait brisé le verre avec ses dents quand on lui avait apporté de l'eau... Oui, pensat-il, le plus dur est passé... Son attention fut réveillé par des bruits de grattements répétés. Il ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe. - A votre avis, faut-i1 séparer les filles et les garçons? murmura d'une voix tremblante Béatrice. - Je n'en sais rien, dit méchamment Perets. Béatrice Vakh continuait à marmonner : - Une éducation complexe a évidemment ses avantages, mais c'est là un cas particulier... Seigneur! s'exclama-t-elle d'une voix geignarde, il ne va pas me chasser? Où pourrais-je aller? On m'a déjà chassée de partout ; il ne me reste pas une paire de souliers convenables, tous mes bas ont filé et cette espèce de poudre qui ne tient pas. La secrétaire posa la "Sublimation du génie" et observa sévèrement : - Ne vous égarez pas. Béatrice Vakh se figea, terrifiée. La petite porte basse s'ouvrit et un homme complètement rasé se glissa dans la salle d'attente. - Est-ce qu'il y a un Perets ici? demanda-t-il d'une voix de stentor. - Je suis là, dit Perets en se levant d'un bond. - Dehors avec vos affaires! La voiture part dans dix minutes, allez, hop! - La voiture pour où? Pourquoi? - Vous êtes Perets? - Oui... - Vous voulez partir, oui ou non? - Je voulais, mais... - Comme vous voudrez, rugit sur un ton excédé l'homme rasé, j'ai fait mon travail, je vous l'ai dit. Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas. - Arrière! lui cria la secrétaire, tandis que plusieurs mains agrippaient ses vêtements. Perets se débattit désespérément et la veste se déchira. - La voiture, dehors! gémit-il. - Vous êtes fou! dit la secrétaire, furieuse. Où voulez-vous aller comme ça? Vous avez une porte là, où il y a écrit "Sortie". Des mains fermes guidèrent Perets vers l'inscription "Sortie". Derrière la porte se trouvait une grande salle de forme polygonale dans laquelle s'ouvrait une multitude de portes. Perets se rua pour les essayer les unes après les autres. Un soleil éclatant, des murs blancs aseptiques, des hommes en blouse blanche. Un dos nu, badigeonné de teinture d'iode. Une odeur de pharmacie. Ce n'était pas ça. L'obscurité, le ronronnement d'un projecteur cinématographique. Sur l'écran quelqu'un qu'on tire en tous sens par les oreilles. Les visages blancs de spectateurs qui se tournent, mécontents. Une voix : "La porte! Fermez la porte!" Encore pas ça... Perets traversa la salle en glissant sur le parquet. Une odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la queue. Derrière la barrière de verre, des bouteilles de kéfir étincelantes, des tartes et des gâteaux resplendissants. - Messieurs, cria Perets, où est la sortie? - La sortie de quoi? demanda un vendeur grassouillet coiffé d'une toque de cuisinier. - D'ici... - A la porte où vous êtes. - Ne l'écoutez pas, dit un petit vieux en s'adressant au vendeur. C'est juste un petit futé qui s'amuse à retarder la queue. Travaillez, ne faites pas attention à lui. - Mais je ne m'amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir... - Non, ce n'est pas lui, dit le vieillard équitable. L'autre, il demande toujours où sont les toilettes. Où donc est votre voiture, disiez-vous, monsieur? - Dans la rue... - Dans quelle rue? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues. - Ça m'est égal dans laquelle, je veux simplement sortir, à l'extérieur! - Non, dit le vieillard sagace, c'est bien lui. Il a seulement changé son répertoire. Ne faites pas attention à lui... Perets regarda désespérément autour de lui, revint dans la salle et poussa la porte à côté. Elle était fermée. Une voix mécontente demanda : - Qui est là? - Je dois sortir! cria Perets. Où est la sortie? - Attendez un instant. Il y eut un certain remue-ménage derrière la porte, un clapotis d'eau, des claquements de tiroirs qu'on renferme. La voix demanda : - Que voulez-vous? - Sortir! Je dois sortir! - Un instant. Une clef grinça et la porte s'ouvrit. La pièce était plongée dans l'obscurité. - Entrez, dit la voix. Cela sentait le révélateur. Les bras étendus devant lui, Perets fit quelques pas mal assurés. - Je n'y vois rien, dit-il. - Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme ça. Perets sentit qu'on le prenait par la manche pour le guider. - Signez ici, dit la voix. Un crayon fut glissé entre les doigts de Perets. Il distinguait maintenant dans la pénombre la vague blancheur d'une feuille de papier. - Vous avez signé? - Non. Il faut signer quoi? - N'ayez pas peur, ce n'est pas une condamnation à mort. Signez que vous n'avez rien vu. Perets signa à tout hasard. Il fut à nouveau fermement pris par la manche, guidé à travers quelques portes tendues de rideaux, puis la voix demanda : - Vous êtes nombreux? - Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derrière la porte. - La file d'attente est formée? Je vais ouvrir la porte et faire sortir quelqu'un. Vous passerez un par un, sans parler et sans faire de plaisanteries. C'est clair? - Compris. Ce n'est pas la première fois. - Personne n'a oublié de vêtements? - Non, non. Faites sortir. La clef grinça à nouveau. Perets fut presque aveuglé par la lumière éclatante, puis on le poussa au-dehors. Les yeux toujours fermés, il descendit quelques marches et comprit alors seulement qu'il se trouvait dans la cour intérieure de l'Administration. Des voix mécontentes crièrent : - Alors, Perets, dépêche-toi! Il va falloir attendre longtemps? Au milieu de la cour se trouvait un camion rempli d'employés du groupe de la Protection scientifique. Au volant, Kim faisait des signes furieux de la main. Perets courut jusqu'au camion et embarqua : il fut tiré, hissé et jeté au fond de la caisse. Aussitôt le moteur rugit, le camion démarra brutalement, quelqu'un marcha sur la main de Perets, quelqu'un s'écroula sur lui de tout son poids, tout le monde se mit à s'époumoner et à rire aux éclats, et ils partirent. Perets alluma une cigarette, s'assit sur sa valise et releva le col de sa veste. On lui tendit un manteau dans lequel il s'enveloppa avec un sourire reconnaissant. Le camion roulait de plus en plus vite et, bien que la journée fût chaude, le vent de la course transperçait les vêtements. Perets fumait, la cigarette abritée dans le creux de sa main, et regardait autour de lui. "Je m'en vais, pensait-il, je m'en vais. C'est la dernière fois que je te vois, mur. La dernière fois que je vous vois, cottages. Adieu, décharge, j'ai laissé mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu, mare, adieu, échecs, adieu, kéfir. Comme on se sent léger, vainqueur! Jamais plus je ne boirai de kéfir. Jamais plus je ne m'installerai derrière un échiquier..." Les employés qui s'entassaient derrière la cabine, se tenant les uns aux autres et se protégeant mutuellement du vent, parlaient de choses abstraites. - C'est mathématique, j'ai fait le calcul moi-même. Si ça continue comme ça, dans cent ans il y aura dix employés pour chaque mètre carré de territoire et la masse globale sera telle que le rocher s'effondrera. Les besoins en moyens de transport pour l'acheminement du ravitaillement et de l'eau seront tels qu'il faudra installer un pont automobile entre l'Administration et le Continent. Les camions rouleront à quarante kilomètres à l'heure et à un mètre d'intervalle, et ils seront déchargés en marche... Non, je suis absolument certain que la direction pense dès maintenant à réglementer l'afflux des nouveaux employés. Rendez-vous compte, c'est impossible, le commandant de l'hôtel en a déjà sept, et bientôt un huitième. Et tous en bonne santé. Domarochinier pense qu'il faut faire quelque chose à ce sujet. Non, pas obligatoirement la stérilisation, comme il le propose... - Quelqu'un a pu en parler, mais pas Domarochinier. - C'est bien pourquoi je dis que ce ne sera pas obligatoirement la stérilisation... - Il paraît que les congés annuels seront portés à six mois. Ils passèrent devant le parc, et Perets se rendit compte tout à coup que le camion ne suivait pas la bonne route. Ils allaient bientôt franchir les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise. - Dites-moi, où allons-nous? demanda-t-il, - Comment, où? Toucher la paye. - On ne va pas sur le Continent? - Sur le Continent, pour quoi faire? Le caissier est à la station biologique. - Alors vous allez à la station? Dans la forêt? - Oui. Ceux de la Protection scientifique sont payés à la station biologique. - Mais moi, alors? demanda Perets, décontenancé. - Tu seras payé aussi. Tu as droit à une prime... Au fait, tous les questionnaires sont remplis? Les employés se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles de papier imprimé de diverses couleurs et dimensions. - Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire? - Quel questionnaire? - Comment, quel questionnaire? Le formulaire numéro quatre-vingt-quatre. - Je n'ai rien rempli, dit Perets. - Seigneur, vous vous rendez compte! Perets n'a pas de papiers! - Pas grave. Il a probablement un laissez-passer... - Je n'ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien. Juste ma valise et le manteau, là... Je ne comptais pas aller dans la forêt, je voulais partir. - Et la visite médicale? Les vaccinations? Perets secoua la tête. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et Perets, le regard lointain, considérait la forêt, ses strates poreuses à l'horizon, son bouillonnement d'orage figé, la toile d'araignée de brume poisseuse à l'ombre de la falaise. - S'il y a ce genre de choses, ce n'est pas pour rien, dit quelqu'un. - Mais enfin, tout de même, il n'y a pas d'objectifs sur le chemin... - Et Domarochinier? - Quoi, Domarochinier, puisqu'il n'y a pas d'objectifs? - Ça, tu n'en sais rien. Et personne n'en sait rien. L'année dernière Candide est parti en hélico sans papiers ; c'était un type qui n'avait pas froid aux yeux. Et maintenant, où est-il? - Primo, ce n'était pas l'année dernière, mais bien avant. Secundo, il est mort, et c'est tout. A son poste. - Oui? et tu as vu la note de service? - C'est vrai. Il n'y en a pas eu. - Alors il n'y a même pas à discuter. On l'a mis dans le bunker du poste de contrôle, et il y est encore. Il remplit des questionnaires... - Comment ça se fait, Pertchik, que tu n'aies pas rempli le questionnaire? Tu as peut-être quelque chose de pas tout à fait clair... - Un instant, messieurs! La question est sérieuse. Je propose que nous examinions le cas de l'employé Perets dans les règles, pour ainsi dire, démocratiques. Qui sera le secrétaire? - Domarochinier secrétaire! - Excellente proposition. Nous choisissons donc comme secrétaire d'honneur notre vénéré Domarochinier. Je vois sur les visages que l'unanimité est faite. Et qui sera le secrétaire adjoint? - Vanderbild secrétaire adjoint! - Vanderbild? Mon dieu... On propose d'élire Vanderbild comme secrétaire adjoint. Y a-t-il d'autres propositions? Qui est pour? Contre? Abstentions? Hmm... Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous? - Moi? - Oui, oui. Vous, précisément. - Je ne vois pas l'intérêt. Pourquoi chercher à sortir les tripes à quelqu'un? Ça va déjà assez mal pour lui comme ça. - D'accord. Et vous? - C'est pas tes oignons. - Comme vous voudrez... Secrétaire adjoint, écrivez : deux abstentions. Commençons. Qui veut prendre la parole le premier? Pas de candidats? Je commence donc. Employé Perets, répondez à la question suivante. "Quelles distances avons-nous parcouru dans l'intervalle compris entre les années vingt-cinq et trente : a) à pied, b) par voie de transport terrestre, c) par voie de transport aérien?" Ne vous pressez pas, réfléchissez. Vous avez un crayon et du papier. Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha à se souvenir. Le camion était agité par les cahots. Au début, tout le monde le regardait, puis ils en eurent assez et quelqu'un grommela : - Je n'ai pas peur de la surpopulation. Vous avez vu tout le matériel qu'il y a? Dans le terrain vague derrière les ateliers, vous avez vu? Et vous savez ce que c'est, comme matériel? En réalité, il est dans des caisses clouées, et personne n'a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce que j'ai vu avant-hier soir? Je m'étais arrêté pour fumer une cigarette, et tout à coup j'entends un grand bruit. Je me retourne et je vois la paroi d'une caisse, une énorme, comme une maison, qui cède et qui s'ouvre comme un portail et il en sort une machine. Je ne vais pas vous la décrire, vous comprenez pourquoi. Mais ce spectacle... Elle est restée là quelques secondes, elle a sorti un long tuyau avec au bout une sorte de truc tournant, comme pour inspecter tout autour, puis elle est rentrée dans la caisse et le couvercle s'est refermé. Je ne me sentais pas à l'aise et je n'en ai pas cru mes yeux. Mais ce matin je me suis dit : "Je vais tout de même aller voir au " D "." J'y suis allé, et je me suis senti tout glacé : la caisse était tout à fait normale, pas trace de fente, mais la paroi était clouée DE L'INTERIEUR! Avec des clous brillants qui dépassaient à l'extérieur d'un bon doigt. Alors je me dis : "Pourquoi est-ce qu'elle est sortie? Et est-ce qu'elle est la seule? Peut-être que la nuit elles vont toutes comme ça... inspecter. Et pendant qu'on se préoccupe de surpeuplement, en attendant elles nous préparent pour un de ces jours une nuit de la Saint-Barthélémy, et elles jetteront nos os du haut de la falaise. Et peut-être même pas des os, mais de la bouillie d'ossements..." Quoi? Non merci, mon cher, dis-le toi-même à ceux du Génie, si tu veux. Cette machine, je l'ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait ou non la voir? Il n'y a pas de griffe sur les caisses... - Alors, Perets, vous êtes prêt? - Non, dit Perets, je n'arrive pas à me souvenir. C'était il y a longtemps. - Etrange. Moi, par exemple, je me souviens très bien. Six mille sept cent un kilomètres par voie ferrée, soixante-dix mille cent cinquante-trois kilomètres par air (dont trois mille deux cent quinze pour raisons de nécessité personnelle), quinze mille sept kilomètres à pied. Et je suis plus vieux que vous. Etrange, étrange, Perets... Bon... Passons au point suivant. Quels sont les jouets que vous préfériez quand vous étiez d'âge préscolaire? - Les tanks mécaniques, dit Perets en s'épongeant le front. Et les automitrailleuses. - Ah! ah! Vous vous en souvenez! Et c'était avant d'aller à l'école, en des temps, disons, beaucoup plus reculés. Bien que moins responsables, n'est-ce pas Perets? Oui. Donc, les tanks et les automitrailleuses... Point suivant. A quel âge avez-vous ressenti une attirance pour une femme, entre parenthèses - pour un homme? L'expression entre parenthèses concerne, en règle générale, les femmes. Vous pouvez répondre. - Il y a longtemps, dit Perets. Ça se passait il y a très longtemps. - Précisément! - Et vous? demanda Perets. Vous d'abord, et ensuite moi. Le président haussa les épaules. - Je n'ai rien à cacher. Cela m'est arrivé pour la première fois à l'âge de neuf ans, un jour où on me baignait avec ma cousine... A vous maintenant. - Je ne peux pas, dit Perets. Je ne désire pas répondre à de telles questions. - Idiot, lui chuchota une voix à l'oreille. Invente quelque chose qui fasse sérieux, et c'est tout. De quoi tu t'inquiètes? Qui va aller vérifier? - D'accord, dit Perets, soumis. C'était à l'âge de dix ans, le jour où on m'a baigné avec mon chien Mourka. - Très bien! s'exclama le président. Et maintenant, énumérez les maladies des membres inférieurs dont vous avez souffert. - Rhumatismes. - Et puis? - Claudication intermittente. - Très bien. Et encore? - Rhume, dit Perets. - Ce n'est pas une maladie des membres inférieurs. - Je ne sais pas. Chez vous, peut-être que non, mais chez moi c'est une maladie des membres inférieurs. J'avais les pieds trempés, et je me suis enrhumé. - Admettons... Et ensuite? - Ça ne suffit pas? - Comme vous voudrez. Mais je vous préviens : plus il y en a, mieux ça vaut. - Gangrène spontanée, dit Perets. Suivie d'amputation. Ça a été la dernière maladie des membres inférieurs dont j'ai eu à souffrir. - Ça suffira, maintenant. Question suivante. Votre position philosophique, rapidement. - Matérialisme, dit Perets. - Quel genre de matérialisme, précisément? - Emotionnel. - Je n'ai plus de questions à poser. Et vous, messieurs? Il n'y avait plus de questions. Les employés somnolaient ou parlaient entre eux, le dos tourné au président. Le camion roulait maintenant plus lentement. Il commençait à faire très chaud et de la forêt venait une odeur humide, une odeur puissante et désagréable qui en temps normal ne parvenait pas jusqu'à l'Administration. Le camion roulait moteur coupé et l'on entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre. - Je suis étonné quand je vous considère, disait le secrétaire adjoint qui avait lui aussi tourné le dos au président. Il y a là une sorte de pessimisme morbide. L'homme est par nature optimiste, d'une part. D'autre part et surtout, vous ne croyez tout de même pas que le Directeur pense moins que vous à toutes ces choses-là? Ce serait ridicule. Dans son dernier discours, le Directeur, s'adressant à moi, a évoqué des perspectives grandioses. J'ai été tout bonnement transporté d'enthousiasme, je n'ai pas honte de le reconnaître. J'ai toujours été optimiste, mais le tableau qu'il a fait... Si vous voulez le savoir, tout va être démoli, tous ces entrepôts, ces cottages... Il y aura des bâtiments d'une splendeur aveuglante, en matériaux transparents et semi-transparents, des stades, des piscines, des jardins suspendus, des buvettes en cristal! Des escaliers qui monteront à l'assaut du ciel! De belles femmes à la taille flexible, à la peau élastique et bronzée! Des bibliothèques! Des muscles! Des laboratoires! Pleins de soleil et de lumière! Des horaires libres! Des automobiles, des hydroglisseurs, des dirigeables! Des réunions contradictoires, l'instruction pendant le sommeil, le cinéma en relief... Après leurs heures de travail, les collaborateurs pourront aller dans les bibliothèques, méditer, composer des mélodies, jouer de la guitare et d'autres instruments, sculpter le bois, se lire leurs vers!... - Et toi, qu'est-ce que tu feras? - De la sculpture sur bois. - Et quoi encore? - Ecrire des vers. On m'apprendra à écrire des vers, j'ai une bonne écriture. - Et moi, qu'est-ce que je ferai? - Tout ce que tu voudras, dit généreusement le secrétaire adjoint. Sculpter le bois, écrire des versCe que tu voudras. - Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis mathématicien. - Tant mieux pour toi! Alors tu pourras faire des mathématiques jusqu'à plus soif! - Je fais déjà des mathématiques jusqu'à plus soif. - Maintenant tu reçois un salaire pour ça. Idiot. Tu pourras sauter de la tour à parachute. - Pourquoi? - Comment, pourquoi? C'est intéressant... - M'intéresse pas. - Alors qu'est-ce que tu veux faire? Il n'y a rien d'autre que les mathématiques qui t'intéresse? - Oui, rien d'autre peut-être... Tu travailles toute la journée, et le soir tu es si abruti que tu ne t'intéresses plus à rien d'autre. - C'est simplement que tu as un esprit borné. Ça fait rien, on te le développera. On te trouvera des talents, tu te mettras à composer de la musique, ou à sculpter quelque chose... - Composer de la musique, ce n'est pas le problème. Mais pour trouver des auditeurs... - Moi, je t'écouterai avec plaisir... Perets, voilà... - C'est seulement ce que tu crois. Tu ne m'écouteras pas. Et tu ne composeras pas de vers. Tu donneras quelques entailles dans ton bout de bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te saouleras. Je te connaîs. Et je connais tout le monde ici. Vous vous traînerez de la buvette en cristal au buffet en diamant. Surtout si l'horaire est libre. Je n'ose même pas penser à ce qui se passerait si on vous donnai; la liberté d'horaire. - Tout homme est un génie en quelque chose, répliqua le secrétaire adjoint. Il faut seulement trouver ce qu'il y a de génial en lui. Nous n'en avons même pas l'idée, mais je suis peut-être un génie de la cuisine et toi, mettons, un génie de la pharmacie, mais ce ne sont pas nos occupations et nous montrons mal ce qu'il y a en nous. Le Directeur a dit qu'à l'avenir il y aura des spécialistes qui s'occuperont de ça, qu'ils chercheront à découvrir nos virtualités cachées. - Tu sais, les virtualités, ce n'est pas quelque chose de très clair. Je ne dis pas le contraire, peut-être qu'il y a réellement du génie en chacun de nous. Mais que faire si ce génie ne peut trouver à s'appliquer que dans un passé reculé ou un futur lointain, alors que, dans le présent, il n'est même pas considéré comme du génie, que tu l'aies manifesté ou non? C'est bien, évidemment, si tu te révèles un génie de la cuisine. Mais comment reconnaîtrat-on que tu es un cocher de génie, Perets un tailleur de pointes de silex de génie, et moi le génial découvreur d'un champ X dont personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix ans... C'est alors, comme disait le poète, que se tournera vers nous la face noire du loisir... - Eh, les gars, dit quelqu'un, on a rien pris à bouffer avec nous. Le temps d'arriver, de toucher l'argent... - Stoïan s'en occupera. - Et comment, que Stoïan s'en occupera! Ils en sont aux rations, chez eux. - Et ma femme qui me donnait des sandwiches!... - Tant pis, on verra bien, on est déjà à la barrière. Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forêt, et la route s'y enfonçait comme un fil dans un tapis persan. Le camion dépassa une pancarte de contre-plaqué où l'on Usait : "ATTENTION! RALENTISSEZ! PREPAREZ VOS PAPIERS!" On voyait déjà la barrière baissée, l'abri-champignon à côté, et plus à droite, les barbelés, les protubérances blanches des isolateurs et les treillis des miradors avec leurs projecteurs. Le camion s'arrêta. Tout le monde se mit à regarder le garde qui, debout, les jambes croisées, un fusil sous le bras, était en train de somnoler sous l'abri-champignon. Une cigarette éteinte pendait à sa lèvre et tout autour de lui le terrain était jonché de mégots. A côté de la barrière se dressait un poteau couvert de pancartes : "ATTENTION, FORET" "PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT!" "DEFENSE DE CONTAMINER!" Le chauffeur klaxonna discrètement. Le garde ouvrit les yeux, jeta un regard embrumé autour de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de la voiture. - Vous avez l'air d'être beaucoup, là-dedans, dit-il d'une voix sifflante. Vous venez pour les sous? - C'est cela, dit obséquieusement l'ex-président. - Bien, c'est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion, grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur un ton de reproche : - Oh là là, ce que vous êtes nombreux. Et vos mains, elles sont propres? - Propres! répondirent en choeur les employés. Quelques-uns exhibèrent même leurs mains. - Tout le monde les a propres? - Tout le monde! - Ça va, dit le garde. Il passa la moitié du corps dans la cabine et on l'entendit dire : - Qui est le chef? C'est vous, le chef? Il y en a combien? Ah-ah... Tu mens pas? C'est quel nom? Kim? Bon, écoutez, Kim, j'inscris ton nom... Salut Voldemar! Tu continues à rouler?... Moi, je monte toujours la garde. Montre ta carte... Allons quoi, t'excite pas, montre un peu que je voie... En règle, la carte, sinon je te... Qu'est-ce que tu as à écrire des numéros de téléphone sur ta carte? Attends un peu... C'est qui cette Charlotte? Ah! je vois. Donne, je vais la noter aussi... Bon, merci. Allez-y, vous pouvez passer. Il sauta du marchepied, faisant voler la poussière avec ses bottes, alla à la barrière et pesa sur le contrepoids. La barrière se leva lentement, les caleçons qui la garnissaient tombèrent dans la poussière. Le camion s'ébranla. Dans la caisse, tout le monde s'était remis à faire du vacarme, mais Perets n'entendait pas. Il entrait dans la forêt. La forêt se rapprochait, s'avançait, se faisait de plus en plus haute, pareille à une vague de l'océan, et soudain elle l'engloutit. Il n'y eut plus de soleil ni de ciel, d'espace ni de temps, la forêt avait pris leur place. Il n'y avait plus qu'un défilé de teintes sombres, un air épais et humide, des senteurs étranges, comme une odeur de graillon, et un arrière-goût acre dans la bouche. Seule l'ouïe n'était pas touchée : les bruits de la forêt étaient étouffés par le hurlement du moteur et le bavardage des employés. Ainsi voici la forêt, se répétait Perets, me voici dans la forêt, se répétait-il stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais à l'intérieur, participant. Je suis dans la forêt. Quelque chose de frais et humide toucha son visage, le chatouilla, se détacha et tomba lentement sur ses genoux. Il regarda : c'était un filament long et fin provenant d'un végétal, ou peut-être d'un animal, à moins que ce ne fût simplement un attouchement de la forêt, geste d'accueil amical ou palpation soupçonneuse ; il ne fit pas un geste vers le filament. Et le camion continuait sa route victorieuse. Le jaune, le vert et le brun se retiraient, soumis, loin en arrière, tandis que sur les bas-côtés se traînaient en désordre les colonnes de l'armée d'invasion, vétérans oubliés, noirs bulldozers cabrés aux boucliers rouilles furieusement levés, tracteurs à demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanimées, sur le sol, camions sans roues et sans vitres - tous morts, abandonnés à jamais, mais continuant à diriger hardiment vers l'avant, vers les profondeurs de la forêt leurs radiateurs défoncés et leurs phares éclatés. Et tout autour la forêt remuait, tremblait et se louait, changeait de couleur, vibrante et enflamnée, trompait la vue en avançant et reculant, embrouillait, se moquait et riait, la forêt était tout entière insolite, indescriptible et écoeurante. Perets ouvrit la portière du tout-terrain et regarda vers les broussailles. Il ne savait pas ce qu'il devait voir. Quelque chose qui ressemblerait à du kissel nauséabond. Quelque chose d'extraordinaire, d'impossible à décrire. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire, de plus inimaginable, de plus impossible dans ces broussailles, c'étaient les gens, et c'est pourquoi Perets ne vit qu'eux. Ils s'approchaient du tout-terrain, minces et souples, élégants et assurés, ils marchaient légèrement, sans faire de faux pas, choisissant immédiatement et sûrement l'endroit où poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la forêt, d'y être comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait déjà, et il est même probable qu'ils ne faisaient pas semblant mais qu'ils le croyaient vraiment, alors que la forêt était suspendue au-dessus de leurs têtes, riant silencieusement et tendant des myriades de doigts moqueurs, feignant habilement d'être une amie familière, soumise et simple - d'être leur. En attendant. Pour un temps... - Elle est vraiment pas mal, cette bonne femme - Rita, disait l'ex-chauffeur Touzik. Il était à côté du tout-terrain, ses jambes un peu torses largement écartées, retenant entre ses cuisses une moto râlante et tremblante. - Je devrais arriver a me la faire, mais il y a ce Quentin... Il la suit de près. Quentin et Rita s'approchèrent et Stoïan quitta le volant pour aller à leur rencontre. - Alors, comment va-t-elle? demanda Stoïan. - Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur. Quoi, les sous sont arrivés? - C'est Perets, dit Stoïan. Je vous ai raconté. Rita et Quentin sourirent à Perets. Il n'avait pas eu le temps de les examiner, et Perets pensa fugitivement qu'il n'avait jamais vu de femme aussi étrange que Rita ni d'homme aussi malheureux que Quentin. - Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant à sourire tristement. Vous êtes venu voir? Vous n'aviez jamais vu avant? - Je ne vois toujours pas, dit Perets. Il ne faisait pas de doute que cette étrangeté et ce malheur étaient attachés l'un à l'autre par des liens indéfinissables mais extrêmement solides. Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette. - Mais ne regardez pas là, dit Quentin. Regardez tout droit, tout droit! Vous ne voyez pas? Alors, Perets vit et oublia aussitôt les gens. C'était apparu comme l'image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette enfantine du type "Où est caché le chasseur?", et une fois qu'on l'avait trouvée, on ne pouvait plus la perdre de vue. C'était tout près, ça commençait à une dizaine de pas des roues du tout-terrain et du sentier. Perets avala convulsivement sa salive. Une colonne vivante s'élevait vers les couronnes des arbres, un faisceau de fils transparents, poisseux, brillants, qui se tordaient et se tendaient, un faisceau qui perçait le feuillage dense et s'élançait encore plus haut, vers les nuages. Et il était né du cloaque gras, du cloaque bouillonnant, empli de protoplasme, vivant, actif, gonflé des bulles d'une chair primitive qui se formait fébrilement et se décomposait aussitôt, déversant les produits de sa décomposition sur les rives plates, crachant une bave gluante... Et tout d'un coup, comme si d'invisibles filtres acoustiques avaient été mis en circuit, la voix du cloaque se fit entendre au milieu du râle de la moto : bouillonnement, clapotis, sanglots, gargouillis, longs gémissements marécageux ; et en même temps s'avançait un véritable mur d'odeurs : odeur de viande crue et suintante, de sanie, de bile fraîche, de sérum, de colle chaude - et ce fut seulement alors que Perets vit les masques à oxygène suspendus sur la poitrine de Rita et Quentin, et aperçut Stoïan qui, avec une grimace de dégoût, portait à son visage l'embouchure du masque. Mais lui-même ne tenta pas de mettre le masque, comme s'il espérait que les odeurs lui raconteraient ce que ni ses yeux, ni ses oreilles ne lui avaient raconté... - Ça pue chez vous, dit Touzik. Comme à la morgue... Et Quentin dit à Stoïan : - Tu devrais dire à Kim de se remuer un peu pour les rations. On a un poste de travail insalubre. On a droit à du lait, du chocolat... Rita fumait pensivement rejetant la fumée par ses fines narines mobiles. Autour du cloaque, les arbres attentifs se penchaient sur ses bords, tremblants ; toutes leurs branches étaient tournées du même côté et fléchissaient sur la masse bouillonnante, laissant passer d'épaisses lianes moussues que le cloaque accueillait en lui, dépouillait de leur substance et s'assimilait, de la même manière qu'il pouvait dissoudre et transformer en sa propre chair tout ce qui l'entourait... - Pertchik, dit Stoïan, n'écarquille pas les yeux comme ça, tu vas les perdre. Perets sourit, mais il savait à quel point son sourire paraissait contraint. - Et pourquoi as-tu pris la moto? demanda Quentin. - Pour le cas où on resterait embourbé. Ils suivent le chemin, moi j'aurais une roue sur la piste et l'autre dans l'herbe et la moto suivra. Si on s'embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur. - Vous vous embourberez forcément, dit Quentin. - Evidemment, qu'on s'embourbera, dit Touzik. C'est une idée bête, je vous l'ai dit tout de suite. - Toi, mets-y un peu une sourdine, lui dit Stoïan. Tu es pas pour grand-chose dans l'histoire. Puis, s'adressant à Quentin : - Ça commence bientôt? Quentin consulta sa montre. - Voyons... Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes. Donc il reste... il reste... il reste rien du tout. Regarde, il a déjà commencé. Le cloaque mettait bas. Des chiots. Par petites secousses impatientes et convulsives, il avait commencé à expulser l'un après l'autre sur ses rives plates des morceaux d'une pâte blanchâtre, agitée de brefs frissons, qui roulaient sur la terre, aveugles et sans défense, puis se figeaient sur place, s'aplatissaient, étiraient des simulacres de pattes prudents et commençaient à se mouvoir d'une manière raisonnée, encore inquiets et désordonnés dans leurs mouvements, mais tous suivant une même direction, une direction bien déterminée : tantôt ils se heurtaient, tantôt ils s'écartaient l'un de l'autre, mais tous ils suivaient la même direction, la même ligne qui partait de la matrice pour s'enfoncer loin dans la broussaille, unique flot blanchâtre de fourmis géantes, maladroites et glaireuses... - Par ici, c'est tout du marécage, disait Touzik. Tu vas être si bien collé qu'il n'y aura pas un tracteur qui pourra t'en sortir. Tous les câbles casseront. - Et si tu venais avec nous? dit Stoïan à Quentin. - Rita est fatiguée. - Eh bien! Rita n'a qu'à rentrer chez elle, et nous on y va... Quentin hésitait. - Qu'est-ce que tu en penses, Ritotchka? demanda-t-il. - Oui, je rentre à la maison, dit Rita. - C'est bien, dit Quentin. Nous, on y va, d'accord? On reviendra vite. On en a pas pour longtemps, pas vrai Stoïan? Rita jeta son mégot et, sans dire au revoir, prit le chemin de la station. Quentin piétina quelques instants, indécis, puis dit doucement à Perets : - Permettez... que je passe... Il se glissa sur la banquette arrière et à ce moment la moto rugit effroyablement, échappa au contrôle de Touzik, fit un grand bond en hauteur et fila droit vers le cloaque. - Arrête! cria Touzik, accroupi. Où vas-tu? Tout le monde était fige sur place. La moto vola sur une motte de terre, hurla sauvagement, se cabra et tomba dans le cloaque. Tous s'avancèrent. Il sembla à Perets que le protoplasme s'était incurvé sous la moto, comme pour amortir la chute, l'avait accueillie, silencieusement et doucement, puis s'était refermé sur elle. La moto s'était tue. - Abruti par l'alcool! dit Touzik à Stoïan. Qu'est-ce que tu as encore fait? Le cloaque était maintenant une gueule qui suçait, qui dégustait, qui se délectait, qui tournait et retournait en elle la motocyclette comme une personne le fait d'un gros caramel qu'elle roule de la langue d'une joue à l'autre. La moto tourbillonnait dans la masse écumante, disparaissait, reparaissait, agitant désespérément les cornes de son guidon, et paraissait plus petite à chacune de ses apparitions : sa structure de métal s'étiolait, devenait transparente, comme une mince feuille de papier, au point qu'on voyait maintenant vaguement apparaître à travers elle les entrailles du moteur, puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la moto plongea une dernière fois et on ne la revit plus. - Elle a été bouffée, dit Touzik avec une joie idiote. - Abruti par l'alcool, répéta Stoïan, tu me le paieras. Tu en as pour toute ta vie à payer. - Bon, ça va, dit Touzik. Mais qu'est-ce que j'ai fait? J'ai tourné la poignée des gaz dans le mauvais sens (il s'adressait maintenant à Perets), et elle m'a échappé. Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu réduire les gaz, pour que ça fasse un peu moins de vacarme, et puis j'ai pas tourné du bon côté. Je suis pas le premier et je serai pas le dernier. D'ailleurs c'était une vieille moto... Donc je m'en vais. (Il s'adressait à nouveau à Stoïan.) J'ai plus rien à faire ici? Je rentre chez moi. - Qu'est-ce que tu regardes comme ça? dit soudain Quentin avec une telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire. - Qu'est-ce que ça peut te faire? dit Touzik. Je regarde où je veux. Il regardait en direction du sentier, vers l'endroit où, sous la voûte épaisse d'un vert jaunâtre, dansait encore, s'éloignant peu à peu, la cape orange de Rita. - Non, laissez-moi, dit Quentin à Perets. Je vais m'expliquer avec lui. - Où vas-tu, mais où tu vas? bredouilla Stoïan. Calme-toi, Quentin... - Comment, que je me calme! Il y a longtemps que j'ai vu où il veut en venir! - Ecoute, fais pas l'enfant... Mais arrête, calme-toi! - Lâche-moi, lâche-moi, je te dis! Ils s'agitaient bruyamment à côté de Perets, le bousculant des deux côtés. Stoïan tenait fermement Quentin par la manche et par un pan de la veste tandis que ce dernier, rouge et suant, sans quitter Touzik des yeux, essayait d'une main de se libérer de l'étreinte de Stoïan et de l'autre pesait de toutes ses forces sur Perets pou- pouvoir l'enjamber. Il tirait par saccades et à chaque fois se dégageait un peu plus de sa veste. Perets saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait à suivre du regard Rita, la bouche entrouverte, l'oeil humide et caressant. - Qu'est-ce qu'elle a à porter un pantalon, dit-il à Perets. Elles ont trouvé ça maintenant, le pantalon... - Ne le défends pas! criait Quentin de la voiture. C'est pas du tout un neurasthénique sexuel, mais un vulgaire salaud! Enlève-toi, ou tu vas prendre aussi! - Avant il y avait ces jupes, dit rêveusement Touzik. Un morceau d'étoffe qu'elles s'enroulaient autour avec une épingle pour le tenir. Alors moi, je prenais l'épingle et... Si cela s'était passé dans le parc... Si cela s'était passé à l'hôtel, à la bibliothèque ou dans la salle des actes... Et cela s'était passé - dans le parc, à la bibliothèque et même dans la salle des actes au cours de l'exposé de Kim : "Ce que tout travailleur de l'Administration doit savoir sur les méthodes de la statistique mathématique." Et maintenant la forêt voyait et entendait tout cela - les cochonneries salaces qui faisaient briller les yeux de Touzik, la face empourprée de Quentin à la portière de la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de Stoïan à propos du travail, de la responsabilité, de la bêtise le claquement des boutons arrachés sur les glaces de la cabine... Et on ne savait pas ce qu'elle pensait ce tout cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela la dégoûtait... - ..., disait avec délectation Touzik. Et Perets le frappa. Il atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main à sa pommette et regarda Perets, l'air abasourdi. - Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas. - Je ne dis rien, dit Touzik en haussant les épaules. Ce qu'il y a, c'est que je n'ai plus rien à faire ici, il y a plus de moto, vous voyez bienAlors qu'est-ce que je pourrais bien faire ici? Quentin s'enquit à voix haute : - Il t'a mis sur la gueule? - Oui, dit Touzik, dépité. Sur la pommette, en plein sur l'os... Heureusement qu'il m'a pas eu à l'oeil. - Tu l'as vraiment eu sur la gueule? - Oui, dit fermement Perets. Parce qu'ici, il ne faut pas. - Alors on s'en va, dit Quentin en se renversant sur son siège. - Touz, dit Stoïan, grimpe dans la voiture. Si on s'embourbe, tu nous aideras à tirer. - J'ai un pantalon neuf, objecta Touzik. Si vous voulez, je prendrai plutôt le volant. On ne lui répondit pas ; il grimpa sur le siège arrière et s'assit à côté de Quentin. Perets prit place à côté de Stoïan et ils partirent. Les chiots avaient déjà parcouru pas mal de chemin, mais Stoïan, qui guidait avec beaucoup d'adresse les roues droites sur le sentier et les gauches sur la mousse abondante, les rattrapa et commença à les suivre en faisant prudemment patiner l'embrayage. "Vous allez cramer l'embrayage", dit Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commença à lui expliquer qu'il n'y avait aucun mal dans son esprit, que de toute façon il n'avait plus de moto, ça lui était égal , tandis qu'un homme, c'est un homme et si tout est normal chez lui, il reste un homme, forêt ou pas forêt, c'était égal... "On t'avait déjà tapé sur la gueule?" demandait Quentin. "Non, mais dis-moi, toi, sans mentir, ça t'est déjà arrivé ou non?", demandait-il à intervalles réguliers, en interrompant Touzik. "Non, répondait celui-ci, non, attends, finis d'abord de m'écouter..." Perets frottait doucement son doigt enflé et regardait les chiots. Les enfants de la forêt. Ou peut-être les serviteurs de la forêt. Ou encore les excréments de la forêt... Ils cheminaient lentement, infatigablement, en colonne, les uns à la suite des autres, comme s'ils coulaient à la surface de la terre, entre les troncs d'arbres pourris, les fondrières, les mares d'eau dormante, dans l'herbe haute, au milieu des buissons piquants. Le sentier disparaissait, s'enfonçait dans une boue odorante, se cachait sous les couches de champignons gris et durs qui se brisaient en craquant sous les roues, puis reparaissait, et les chiots qui le suivaient toujours restaient blancs, propres, lisses : pas un grain de poussière ne se collait à eux, pas un piquant ne les blessait et la boue noire et poisseuse ne les tachait pas. Ils coulaient avec une détermination obtuse et inhumaine, comme s'ils suivaient une route familière de tous temps connue. Ils étaient quarante-trois. "Je brûlais d'être ici et maintenant j'y suis, je vois enfin la forêt de l'intérieur, et je ne vois rien. J'aurais pu imaginer tout ça en restant à l'hôtel, dans ma chambre nue avec ses trois lits vides, tard le soir, quand on n'arrive pas à s'endormir, quand tout est calme et que soudain au milieu de la nuit il y a ce mouton sur le chantier qui commence son vacarme en enfonçant les pilots. Evidemment, tout ce qu'il y a ici, dans la forêt, j'aurais pu l'imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se transforment soudain en Selivan le traverseur de la forêt - tout ce qu'il y a de plus absurde, de plus sacré. Et tout ce qu'il y a dans l'Administration, je peux l'inventer et me l'imaginer. J'aurais pu rester chez moi et imaginer tout cela couché sur le divan avec la radio à côté de moi, en écoutant du jazz symphonique et des voix qui parlent des langues inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre, c'est la même chose qu'imaginer. Je vis, je vois et je ne comprends pas, je vis dans un monde que quelqu'un a imaginé, sans prendre la peine de me l'expliquer. Et peut-être aussi de se l'expliquer à lui-même. La maladie de la compréhension, pensa soudain Perets. Voilà de quoi je souffre. La maladie de la compréhension." II se pencha à la portière et appliqua son doigt endolori sur la paroi froide. Les chiots ne prêtaient aucune attention au tout-terrain. Ils ne soupçonnaient probablement même pas son existence. Il émanait d'eux une odeur forte et désagréable, leur enveloppe paraissait maintenant transparente et sous elle on voyait comme des ombres se déplacer par vagues. - Si on en attrapait un? proposa Quentin. C'est très simple, on l'enveloppe dans ma veste et on l'emporte au laboratoire. - Ça en vaut pas la peine, dit Stoïan. Quentin : - Pourquoi? De toute façon, il faudra bien un un jour en attraper un. Stoïan : - Ça me fait un peu peur. D'abord, s'il crève, il faudra faire un rapport écrit à Domarochinier... Touzik : - Nous, on les faisait cuire. Ça me plaisait pas, mais les autres disaient que c'était bon. Un peu comme du lapin, mais moi, le lapin, je supporte pas, pour moi le lapin et le chat c'est le même genre de saleté. Ça me dégoûte... Quentin : - J'ai remarqué une chose, leur nombre est toujours un nombre premier : treize, quarantetrois, quarante-sept... Stoïan : - Tu dis des bêtises. J'en ai rencontré dans la forêt des groupes de six, de douze... Quentin : - Dans la forêt, je dis pas ; après, ils forment des groupes qui vont chacun de leur côté. Mais quand le cloaque met bas, c'est toujours un nombre premier, tu peux vérifier dans la revue, j'ai enregistré toutes les portées... Touzik : - Et une autre fois, avec les autres, on avait attrapé une fille du pays, ça avait été un sacré rire... Stoïan : - Eh bien! écris un article. Quentin : - C'est déjà fait. Ça va me faire le quinzième... Stoïan : - Moi j'en suis à dix-sept. Plus un sous presse. Et tu as choisi qui, comme co-auteur? Quentin : - Je ne sais pas encore. Kim recommande le manager, il dit qu'actuellement le transport c'est primordial, mais Rita me conseille le commandant. Stoïan : - Surtout pas le commandant. Quentin : - Pourquoi? Stoïan : - Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y. Touzik : - Le commandant coupait le kéfir avec du liquide de frein. C'était quand il était responsable du salon de coiffure. Alors avec les autres, on avait jeté une poignée de punaises dans son appartement. Stoïan : - On dit qu'il va y avoir une note de service. Tous ceux qui auront moins de quinze articles suivront un traitement. Quentin : - Ah! oui, leurs traitements spéciaux, je les connais. Sale coup. Les cheveux s'arrêtent de pousser et tu pues du bec pendant un an... " Chez moi, pensait Perets. Il faut que je rentre chez moi au plus vite. Je n'ai plus rien à faire ici." Puis, il s'aperçut que la composition de la colonne des chiots s'était modifiée. Il compta : trente-deux chiots avaient continué tout droit, tandis que onze, rangés eux aussi en colonne, avaient tourné à gauche pour descendre vers l'étendue d'eau sombre et immobile qui était apparue entre les arbres, à très peu de distance du tout-terrain. Perets vit le ciel bas et brumeux, les contours vaguement ébauchés du rocher de l'Administration à l'horizon. Les onze chiots se dirigeaient avec détermination vers l'eau. Stoïan fit taire le moteur et ils descendirent tous pour regarder les chiots passer par-dessus une souche tordue qui se trouvait tout au bord de l'eau et se laisser tomber lourdement les uns après les autres dans le lac. - Ils coulent, dit avec étonnement Quentin. Ils se noient. Stoïan prit une carte et l'étala sur le capot. -C'est bien ça, dit-il. Le lac n'est pas indiqué. Ici il y a un village qui est marqué, mais pas de lac... Voilà, il y a écrit : Perets comprit alors que le camion était venu pour lui. Il saisit sa valise et se mit à courir à travers la cour sans oser regarder derrière lui, craignant d'entendre des coups de feu dans son dos. Il se hissa péniblement par deux échelles jusqu'à la cabine aussi vaste qu'une chambre et pendant qu'il casait sa valise, qu'il s'installait et cherchait une cigarette, Voldemar ne cessait pas de dire quelque chose en s'empourprant, s'époumonant, gesticulant et frappant sur l'épaule de Perets. Mais c'est seulement lorsque le phono s'interrompit subitement que Perets put enfin entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il se contentait de jurer copieusement. Le camion n'avait pas encore franchi les portes que Perets était déjà endormi, comme si on lui avait appliqué sur le visage un masque d'éther. Perets fut réveillé par une sensation de malaise, d'angoisse, par un poids, insupportable à ce qu'il lui parut au début, sur son être et tous les organes de ses sens. Un malaise qui confinait à la douleur, et il gémit involontairement en revenant lentement à lui. Ce poids sur son être se transforma en dépit et en désespoir, parce que la voiture n'allait pas sur le Continent, encore une fois elle n'allait pas sur le Continent, elle n'allait même nulle part : elle était arrêtée, moteur coupé, morte et glacée, les portières grandes ouvertes. Le pare-brise était couvert de gouttes frissonnantes qui se réunissaient et s'écoulaient en ruisselets froids. La nuit derrière la vitre était illuminée par les éclats aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d'autre que ces éclats incessants qui crevaient l'oeil. Et on n'entendait rien non plus : Perets pensa même au début qu'il était devenu sourd, avant de prendre conscience de la pression régulière qu'exerçait sur ses tympans le mugissement dense de sirènes aux voix multiples. Il se mit à aller et venir dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, à la maudite valise, tenta d'essuyer la vitre, passa la tête à une portière, à l'autre : il ne pouvait absolument pas comprendre où il se trouvait, quel genre d'endroit c'était et ce que tout cela signifiait. La guerre, pensa-t-il, mon Dieu! c'est la guerre. Les projecteurs le frappaient aux yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n'est une espèce de grand bâtiment inconnu dont toutes les fenêtres de tous les étages s'éclairaient et s'éteignaient en même temps à intervalles réguliers. Il voyait encore une quantité énorme de grandes taches lilas. Soudain une voix monstrueuse prononça tranquillement, comme dans le silence le plus complet : "Attention, attention. Tous les employés doivent se trouver aux places déterminées par la situation numéro six cent soixante-quinze fraction Pégase omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l'accueil triomphal du padischach sans suite spéciale, pointure de chaussure cinquantecinq. Je répète. Attention, attention. Tous les employés..." Les projecteurs cessèrent leur balayage et Perets distingua enfin l'arche familière surmontée de l'inscription "Bienvenue!", la rue principale de l'Administration, les cottages sombres qui la bordaient, des gens en vêtements de nuit avec des lampes à pétrole à côté des cottages, puis il aperçut pas très loin une chaîne de gens, en manteaux noirs flottant au vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant toute la largeur de la rue et traînaient quelque chose d'étrange et de clair que Perets identifia au bout de quelque temps comme une senne ou un filet de volley-ball et an même instant une voix emportée glapit au-dessus de son oreille : "C'est pourquoi, la voiture? Qu'est-ce que tu as à rester là?" En reculant, il vit à côté de lui un ingénieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur le front, l'inscription au crayon a encre "Libidovitch". L'ingénieur lui passa carrément dessus avec ses bottes boueuses, lui fourra son coude dans la figure, en soufflant et en empestant, se laissa tomber sur le siège du conducteur, fouilla un peu à la recherche de la clef de contact, ne la trouva pas, poussa un glapissement hystérique et déboula de la cabine par l'autre côté. Dans la rue tous les réverbères s'allumèrent et il se mit à faire clair comme en plein jour, mais les gens en tenue de nuit restèrent avec leurs lampes à pétrole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient tous un filet à papillon à la main, et ils le balançaient en mesure, comme pour tenter de chasser quelque chose qu'ils ne pouvaient voir de leur porte. Dans la rue passèrent l'une après l'autre quatre voitures noires lugubres, sortes d'autobus sans fenêtre aux toits surmontés d'aubes grillagées qui tournaient, puis une antique automitrailleuse déboucha d'une rue transversale et s'engagea à leur suite. Sa tourelle rouillée tournait avec un grincement perçant et le mince canon de la mitrailleuse montait et descendait. Le blindé se fraya péniblement un chemin le long du camion, l'écoutille de la tourelle s'ouvrit et livra passage à un homme en chemise de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria à Perets d'une voix mécontente : "Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes là!" Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux. Je ne partirai jamais d'ici, pensa-t-il, hébété. Je ne sers à personne ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d'ici, même si pour cela il fallait entreprendre une guerre ou organiser une inondation... - Vos papiers, s'il vous plaît, dit une voix traînante de vieillard, tandis qu'une main tapotait l'épaule de Perets. - Quoi? - Les documents. Vous les avez préparés? C'était un vieillard en imperméable de toile cirée, la poitrine barrée par un fusil Berdan suspendu à une chaînette métallique vétusté. - Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire? - Ah! GOSPODINE Perets! dit le vieillard. Vous n'avez pas entendu ce qu'on a dit sur la situation? Vous devriez déjà avoir tous vos papiers à la main, dépliés bien à plat, comme au musée... Perets lui donna son certificat. Le vieillard, les coudes appuyés sur son Berdan, examina longuement les cachets, confronta la photo avec le visage de Perets et dit : - Vous avez comme qui dirait maigri, HERR Perets. On dirait que vous n'avez plus de figure. Vous travaillez trop. Il lui rendit le certificat. - Que se passe-t-il? demanda Perets. - Il se passe ce qui est prévu de se passer, dit le vieillard soudain sévère. Il se passe que c'est la situation numéro six cent soixante-quinze fraction Pégase. C'est-à-dire l'évasion. - Quelle évasion? D'où? - Celle qui est prévue par la situation, dit le vieillard en commençant à redescendre l'échelle. Ça peut partir d'un moment à l'autre, alors faites attention à vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte. - Bon, dit Perets. Merci. D'en bas s'éleva la voix furieuse du chauffeur Voldemar : - Qu'est-ce que tu maquilles ici, vieux schnock? Je vais t'en montrer des papiers! Tu l'as vu, celui-là? et maintenant décampe, si tu as vu... Une bétonnière qu'on tirait à la main passa à proximité, accompagnée de cris et de piétinements. Tous ses poils hérissés, le chauffeur Voldemar se hissa à bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua bruyamment la portière. Le camion démarra sèchement et prit la grand-rue, passant devant les gens en tenue de nuit qui agitaient leurs filets à papillons. "On va au garage, se dit Perets. Bah! de toute façon... Mais je ne toucherai pas à la valise. J'en ai assez de la traîner, qu'elle aille au diable." II frappa haineusement la valise du talon. La voiture quitta soudain la rue principale, vira brutalement, enfonça une barricade faite de tonneaux vides et de télègues et poursuivit sa route. Un avant-train arraché à un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se détacha et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une étroite ruelle latérale. L'air renfrogné, une cigarette éteinte au coin de la bouche, Voldemar tournait l'énorme volant, courbant et redressant son corps tout entier. Non, on ne va pas au garage, pensa Perets. Pas aux ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues étaient sombres et vides. Des masques de carton avec des inscriptions ainsi que des bras écartés furent fugitivement révélés par la lumière des phares, puis disparurent et ce fut tout. - Qu'est-ce que j'ai eu comme idée, dit Voldemar. Je voulais aller directement sur le Continent, et puis je vois que vous dormez et je me dis, autant passer au garage, faire une petite partie d'échecs... Là je rencontre Achille l'ajusteur, on va chercher du kéfir, on le boit, on sort l'échiquier... Je lui propose un gambit de la reine, il accepte, tout se passe bien... Je suis en E4, lui en C6... Je lui dis : "Tu peux faire des prières." Et là ça a commencé... Vous n'avez pas une cigarette, PAN Perets? Perets lui donna une cigarette. - Et cette évasion, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. Où allons-nous? - Une évasion tout à fait ordinaire, dit Voldemar en allumant sa cigarette. Il y en a chaque année comme ça. Une machine s'est évadée chez les ingénieurs. Et maintenant, tout le monde a reçu l'ordre de l'attraper. Voilà, on la cherche. C'était la limite de la colonie. Des gens erraient dans un terrain vague éclairé par la lune. Ils avaient l'air de jouer à colin-maillard : ils marchaient les jambes à demi fléchies, les bras largement écartés. Ils avaient tous les yeux bandés. L'un d'eux heurta un poteau de plein fouet et poussa sans doute un cri de douleur, car les autres s'arrêtèrent tous en même temps et se mirent à remuer prudemment la tête. - C'est chaque année le même guignol, disait Voldemar. Ils ont des cellules photo-électriques, des engins acoustiques, cybernétiques, ils ont mis des fainéants de garde dans tous les coins - et pourtant chaque année ça rate pas, il y en a une qui s'échappe. Alors on te dit : "Abandonne tout, va et cherche." Mais qui aurait envie de la chercher? Qui aurait envie de faire connaissance avec, je te le demande? Suffit que tu l'aperçoives du coin de l'oeil, et terminé : ou bien on te met ingénieur, ou bien on t'envoie, dans une base éloignée, planter des choux quelque part dans la forêt, pour que tu puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse à qui mieux mieux. Il y en a qui se bandent les yeux pour rien voir, d'autres qui... Mais celui qui a un peu plus de cervelle, il se met à courir en hurlant à s'en faire péter les cordes vocales. Il demande les papiers à un, il en fouille un autre, ou alors il monte simplement sur un toit pour pousser des cris. Ça va bien dans le décor, et il y a aucun risque... - Et nous, on va aussi se mettre à chercher? demanda Perets. - Evidemment, qu'on cherche. Les gens cherchent, on fait comme tout le monde. Pendant six heures d'horloge. C'est l'ordre : si au bout de six heures la machine n'a pas été retrouvée, on la détruit à distance. Comme ça, ni vu ni connu. Autrement, ça pourrait tomber entre des mains étrangères. Vous avez vu tout ce ramdam dans l'Administration? Eh bien! c'est encore un silence de paradis, vous allez voir, à côté de ce qui va se passer dans six heures. C'est que personne ne sait où cette machine a bien pu se fourrer. Elle est peut-être dans ta poche. Et on lui met une charge puissante, pour que ça risque pas de foirer... L'année dernière, la machine se trouvait aux bains. Et justement, il y avait un tas de gens qui étaient allés là, se mettre à l'abri. Les bains, on se dit, c'est un endroit humide, qui se remarque pas... Et moi j'y étais aussi. Les bains, je m'étais dit... L'explosion m'a projeté à travers la fenêtre, ça a pas fait un pli, comme si j'avais été emporté par une vague. J'ai pas eu le temps de dire ouf et je me suis retrouvé assis sur un tas de neige, avec des poutres enflammées qui passaient au-dessus de ma tête... C'était maintenant la rase campagne, une herbe rabougrie, la lumière vague de la lune, une route blanche défoncée. A gauche, là où se trouvait l'Administration, des lumières recommençaient à s'agiter en tous sens. - Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. Où est-ce qu'on va la chercher? On ne sait même pas ce que c'est... Si elle est grande ou petite, claire ou sombre... - Ça, vous allez le voir bientôt, promit Voldemar. Je vais vous le montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents? Sapristi, où il est cet endroit?... Je l'ai perdu. J'ai pris vers la gauche, évidemment. Ah-ah, à gauche... Là-bas le dépôt de matériel, donc il faut prendre plus à droite... Le camion quitta la route et se mit à tressauter sur des mottes de terre. A gauche, le dépôt de matériel - des rangées de containers clairs - ressemblait à une ville morte dans la plaine. ... Evidemment elle n'avait pas pu y tenir. Ils l'avaient ébranlée sur le banc vibrateur, ils l'avaient torturée pensivement, ils avaient fouillé ses entrailles, brûlé les nerfs délicats avec des fers à souder, l'avaient suffoquée avec des odeurs de colophane l'avaient obligée à faire des stupidités, l'avaient créée pour qu'elle fasse des stupidités, l'avaient perfectionnée pour qu'elle fasse des stupidités encore plus stupides, et le soir venu ils l'abandonnaient, épuisée, sans force, dans un réduit sec et chaud. Et finalement elle avait décidé de partir, bien que sachant tout d'avance - que sa fuite était insensée et qu'elle était condamnée. Et elle était partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle est quelque part dans l'ombre, déplaçant doucement ses jambes articulées, elle regarde, elle écoute et elle attend... Et maintenant elle a parfaitement compris ce qu'elle ne faisait auparavant que soupçonner : qu'il n'y a pas de liberté, que les portes soient ouvertes ou fermées devant soi, qu'il n'y a que la stupidité et le chaos, et qu'il n'y a que la solitude... - Ah! dit avec satisfaction Voldemar, la voilà, la très chère, la bien-aimée... Perets ouvrit les yeux mais ne parvint à apercevoir devant lui qu'une grande mare noire, un marécage même ; il entendit le moteur qui s'emballait, puis une vague de boue se leva et vint frapper le pare-brise. Le moteur rugit à nouveau sauvagement, puis se tut. - Voilà comment c'est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent. Comme le savon dans la cuvette. Vu? Il fourra son mégot dans le cendrier et entrouvrit sa portière. - Il y a quelqu'un d'autre ici... Hé l'ami, ça va? - Ça va! dit une voix qui venait de l'extérieur. - Tu l'as attrapée? - J'ai attrapé un rhume, dit la voix de l'extérieur. UND cinq têtards. Voldemar ferma vigoureusement la portière, alluma la lumière intérieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d'oeil, alla chercher une mandoline sous son siège et, inclinant la tête et l'épaule droite, se mit à pincer les cordes. - Installez-vous, installez-vous, proposa-t-il aimablement. On a du temps jusqu'au matin, jusqu'à ce que le tracteur arrive. - Merci, dit humblement Perets. - Je ne vous ennuie pas? demanda poliment Voldemar. - Non-non, dit Perets, je vous en prie. Voldemar rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et entonna d'une voix mélancolique : II n'est pas de limite à mon chagrin, Je divague, erre et m'épuise en vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur. La boue s'écoulait lentement le long du pare-brise et Perets commença à distinguer le marais qui brillait sous la lune et la silhouette étrange d'une voiture qui émergeait au milieu du marais. Il mit en marche les essuie-glaces et découvrit avec stupéfaction, embourbée jusqu'à la tourelle dans la fondrière, l'automitrailleuse de tantôt. Depuis qu'avec lui tu es partie, Je n'ai plus rien à faire de ma vie. Voldemar tapa sur les cordes de toutes ses forces, fit un couac et toussa vigoureusement. - Eh, l'ami! fit la voix de 1 extérieur. Tu n'as pas quelques amuse-gueule? - Et alors? cria Voldemar. - J'ai du kéfir. - Je suis pas seul! - Venez tous! Il y en a pour tout le monde. On a fait des provisions! On savait où on allait! Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets. - Alors? dit-il avec enthousiasme. On y va? On boira du kéfir, peut-être on jouera au tennis... Hein? - Je ne joue pas au tennis, dit Perets. Voldemar cria : - On arrive! Le temps de gonfler le canot! Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme un singe, remua de la ferraille et laissa tomber quelque chose tout en sifflotant joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d'eau, des grattements de pieds sur le bord et la voix de Voldemar s'éleva, provenant de quelque part vers le bas : "C'est prêt, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais prenez la mandoline!" En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se trouvait un canot pneumatique et à son bord, tel un gondolier, Voldemar solidement campé sur ses jambes, une grande pelle de sapeur à la main, un sourire joyeux aux lèvres, qui levait les yeux vers Perets. ... Dans la vieille automitrailleuse rouillée qui datait de Verdun il faisait chaud à donner la nausée, cela empestait l'huile chaude et les vapeurs d'essence, une petite lampe pâlote éclairait la tablette de fer couverte de graffiti, les pieds pataugeaient dans la boue, l'armoire en fer-blanc toute cabossée qui contenait les rations de combat était maintenant bourrée de bouteilles de kéfir, tout le monde était en tenue de nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue, tout le monde était ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n'avait pu trouver de la place en bas laissait tomber la cendre de sa cigarette et parfois tombait lui-même sur le dos en disant à chaque fois : "Pardon, je me suis trompé..." et on l'aidait à remonter avec de gros rires... - Non, dit Perets, merci Voldemar, je reste ici. J'ai besoin de faire un peu de lessive... et je n'ai pas encore fait ma gymnastique. - Ah bon! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-là c'est différent. Alors je vais y aller, et quand vous aurez fini votre lessive, appelez de suite et on viendra vous chercher... Il me faudrait juste la mandoline. Il s'éloigna avec sa mandoline et Perets resta assis à le regarder faire : il commença d'abord par essayer de ramer avec sa pelle, ce qui avait pour seul résultat de faire tourner le canot sur place, puis il se mit à se repousser avec la pelle, comme avec une perche, et tout alla bien. La lune l'inondait d'une lumière morte et il était comme le dernier homme après le dernier Déluge qui navigue entre les sommets des plus hautes maisons, très seul, cherchant à échapper à la solitude et encore plein d'espérance. Il arriva à l'automitrailleuse, fit sonner son poing sur le blindage, l'écoutille s'ouvrit et des gens parurent qui poussèrent des hennissements joyeux et le tirèrent la tête en bas à l'intérieur. Et Perets resta seul. Il était seul, seul, comme peut l'être l'unique passager d'un train de nuit qui tire en hoquetant trois petits wagons élimés sur un embranchement promis à la disparition ; dans le wagon tout grince et chancelle, le vent souffle à travers les vitres brisées des fenêtres déjetées et apporte avec lui les poussières et l'odeur du charbon brûlé ; sur le plancher tressautent des mégots et des bouts de papier froissés, un chapeau de paille laissé là par quelqu'un se balance à un crochet et quand le train arrivera enfin au terminus, l'unique voyageur descendra sur un quai vermoulu et il n'y aura personne pour l'attendre, il le sait, et il rentrera chez lui et là fera cuire sur le fourneau une omelette de deux oeufs avec un bout de saucisson vieux de trois jours qui commence à moisir... Soudain l'automitrailleuse trembla, se mit à cogner et fut illuminée par les brusques lueurs d'explosions spasmodiques. Des centaines de fils brillants et multicolores se mirent à courir au-dessus de la plaine et la lueur des explosions jointe au faible éclat de la lune permit de distinguer sur le miroir lisse du marais des cercles qui s'élargissaient à partir de l'automitrailleuse. Quelqu'un en blanc parut à la tourelle et déclama sur un ton hystérique : "Messieurs! Mesdames! Salut des Nations! Avec le plus parfait respect, Votre Splendeur, j'ai l'honneur de rester, très vénérable princesse Dikobella, votre très humble serviteur, technicien-préposé, signature illisible... ' L'automitrailleuse trembla à nouveau, il y eut les éclairs des détonations, puis à nouveau le silence. "Je lâcherai sur vous des lianes dont on ne se défait pas, et votre famille sera balayée par la jungle, les toits s'effondreront, les poutres crouleront, et l'ortie, l'ortie amère envahira vos maisons" - pensa Perets. La forêt avançait, grimpait le long de la corniche, escaladait le rocher abrupt, précédée par des vagues de brouillard lilas d'où émergeaient des myriades de tentacules verts qui pressaient et tordaient, tandis que dans les rues s'ouvraient les cloaques, que les maisons s'engloutissaient dans les lacs insondables et que les arbres sauteurs surgissaient sur les pistes d'envol bétonnées devant les avions bourrés à craquer de gens empilés pêle-mêle avec les bouteilles de kéfir, les cartons griffés, les coffres-forts lourds -- et la terre s'écartait sous le rocher, et l'aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait étonné, tout le monde serait seulement effrayé et accepterait l'anéantissement comme le châtiment que chacun attendait déjà depuis longtemps dans l'effroi. Et le chauffeur Touzik courrait comme une araignée au milieu des cottages chancelants et chercherait Rita pour avoir à la fin son dû, mais ne l'aurait pas... Trois fusées s'élancèrent de l'automitrailleuse et une voix militaire rugit : "Les tanks, à droite, le couvert, à gauche! Equipage, sous le couvert!" Et quelqu'un qui avait un défaut de langue reprit : "Les femmes, à gauche, les lits, à droite! Eq-quipage, aux lits!" II y eut des hennissements et des bruits de galop qui n'avaient plus rien d'humain, comme si un troupeau d'étalons de race était en train de se battre dans cette boîte de fer à la recherche d'une issue vers l'espace, vers les juments. Perets ouvrit la portière et regarda à l'extérieur. Sous ses pieds se trouvait la fange, une épaisse couche de fange puisque les roues monstrueuses du camion s'enfonçaient jusqu'au moyeu dans le liquide gras. Il est vrai que la rive était proche. Perets grimpa dans la caisse et marcha longtemps pour atteindre l'arrière de cette immense cuve d'acier qui grondait sous ses pas, puis il escalada la ridelle et descendit jusqu'à l'eau par l'une des innombrables échelles. Il resta quelque temps au-dessus du liquide glacé à rassembler tout son courage, mais quand la mitrailleuse se remit à tirer il plissa les paupières et sauta. La masse visqueuse céda sous lui, longtemps, pendant une infinité de temps, et quand enfin il sentit un sol résistant sous ses pieds, lu boue lui arrivait à la poitrine. Il s'allongea de tout son long sur la boue et commença à pousser avec ses genoux en prenant appui avec ses mains. Au début il ne fit que rester sur place, puis il s'adapta et fut très étonné de se retrouver rapidement sur la terre ferme. "J'aimerais bien trouver des gens quelque part, pensa-t-il. Juste des gens, pour commencer : propres, bien rasés, attentifs, accueillants. Pas besoin de grandes envolées de pensées, pas besoin de talents étincelants. Pas besoin de buts grandioses ni de dégoût de soi. Je voudrais seulement qu'ils joignent les mains en me voyant et que quelqu'un coure me remplir une baignoire, que quelqu'un coure chercher du linge propre et préparer la théière, et que personne ne me demande de papiers ni ne me réclame une autobiographie en trois exemplaires complétée par vingt empreintes digitales doublées. Et surtout que personne ne se précipite au téléphone pour dire confidentiellement à qui de droit qu'un inconnu est arrivé, plein de boue, qu'il se nomme Perets, mais qu'il est peu probable que ce soit vraiment Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de service à ce propos est déjà prête, et qu'elle sera affichée demain... Pas besoin non plus qu'ils soient des farouches partisans ou des adversaires résolus de quoi que ce soit. Pas besoin qu'ils soient des adversaires résolus de l'ivrognerie, du moment qu'ils ne sont pas eux-mêmes des ivrognes. Pas besoin qu'ils soient des farouches partisans de la mère-vérité, pourvu qu'ils ne mentent pas et ne disent pas d'horreurs, par-devant ou par-derrière. Et qu'ils ne demandent pas à un homme de correspondre pleinement à tel ou tel idéal, mais qu'ils le prennent tel qu'il est... Mon Dieu, se dit Perets, c'est possible que je veuille tant de choses?" II s'avança sur la route et chemina longtemps vers les lumières de l'Administration. Là-bas, des projecteurs ne cessaient de s'allumer, des ombres couraient, des fumées multicolores s'élevaient. L'eau grognait et clapotait dans ses souliers, ses vêtements qui avaient commencé à sécher l'enserraient comme dans une boîte et bruissaient comme du carton, de temps en temps des plaques de boue se détachaient de son pantalon et s'écrasaient sur la route, et à chaque fois il croyait avoir perdu son portefeuille avec ses papiers - il mettait alors la main à sa poche, pris de panique. Et en arrivant au dépôt de matériel, une idée angoissante lui traversa l'esprit : ses papiers étaient mouillés, et tous les tampons et signatures s'étaient répandus et étaient devenus illisibles, irrémédiablement suspects. Il s'arrêta, ouvrit avec ses mains glacées son portefeuille, en sortit tous les certificats, tous les laissez-passer, toutes les attestations, tous les permis et entreprit de les examiner sous la lune. En fait, rien de terrifiant ne s'était produit et l'eau n'avait endommagé qu'un certificat sur papier armorié qui attestait à grand renfort de termes que le porteur de la présente avait subi la série des vaccinations et avait été autorisé à travailler sur les machines à calculer. Il remit alors tous les documents dans son portefeuille, les glissant soigneusement entre les billets et s'apprêtait à repartir quand soudain il se vit arrivant dans la rue principale : les gens avec leurs masques de carton et leurs barbes collées de travers qui l'attrapent par le bras, qui lui bandent les yeux, qui lui donnent quelque chose à flairer, qui lui ordonnent : "Cherche! Cherche!" et qui lui disent : "Vous vous souvenez de l'odeur, employé Perets?", et qui l'excitent : "Ksss, ksss, imbécile, cherche!" A cette idée, sans s'arrêter, il quitta la route et se mit à courir, plié en deux, vers le dépôt de matériel, plongea dans l'ombre des énormes caisses de bois clair, s'empêtra les jambes dans quelque chose de mou et finit sa course sur un tas de chiffons et d'étoupe. L'endroit était chaud et sec. Les parois rugueuses des caisses étaient brûlantes, ce qui le réjouit d'abord, puis l'étonna plutôt. Aucun bruit ne parvenait de l'intérieur, mais il se souvint de l'histoire des machines qui sortaient toutes seules des caisses et comprit que les caisses avaient une vie à elles, ce qui, loin de l'effrayer, lui donna au contraire un sentiment de sécurité. Il s'assit confortablement, ôta ses chaussures humides, retira ses chaussettes trempées et s'essuya les pieds avec un morceau d'étoupe. Il faisait si chaud, on était si bien qu'il pensa : "C'est vraiment étrange que je sois seul ici. Personne n'a donc pensé qu'il était beaucoup mieux de rester ici plutôt que d'aller se traîner dans les terrains vagues avec un bandeau sur les yeux ou d'aller se planter dans un marécage putride?" II s'adossa à une feuille de contre-plaqué brûlante, appuya ses pieds nus sur la face opposée et se sentit une envie de chantonner. Au-dessus de sa tête se trouvait une fente étroite qui laissait apparaître une bande de ciel blanchie par la lune, parsemée de quelques étoiles hésitantes. On entendait, venant d'on ne sait où, une sourde rumeur, des craquements, des bruits de moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas. "Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque je ne peux pas partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les machines! Nous sommes tous des machines. Seulement nous sommes des machines avariées ou mal réglées." ... Il existe, messieurs, une opinion selon laquelle l'homme ne pourra jamais s'entendre avec les machines. Et nous n'allons pas, citoyens, la discuter. Le Directeur partage aussi cette opinion. Et Claude-Octave Domarochinier pense de même. Qu'est-ce donc qu'une machine? Un mécanisme inanimé, privé de toute la plénitude des sens et ne pouvant pas être plus intelligent que l'homme. Encore une fois c'est une structure non albumineuse, encore une fois la vie ne peut se réduire à des processus physiques et chimiques, et donc la raison... A cet instant un intellectuel-lyrique avec trois mentons et un noeud papillon grimpa à la tribune, tira impitoyablement sur son plastron empesé et proféra avec des sanglots dans la voix : "Je ne peux pas... Je ne veux pas... L'enfant rose qui joue avec son hochet... les saules pleureurs qui se penchent vers l'étang... les petites filles en tablier blanc... Elles lisent des vers, elles pleurent, elles pleurent!... Sur la belle ligne du poète... Je ne veux pas que le fer électronique éteigne ces yeux... ces lèvres... ces jeunes seins timides... Non, la machine ne deviendra pas plus intelligente que l'homme! Parce que je... parce que nous... Nous ne le voulons pas! Et cela ne sera jamais! Jamais!!! Jamais!!!" On se précipita sur lui avec des verres d'eau, tandis qu'à quatre cents kilomètres au-dessus de ses boucles neigeuses passait, silencieux, mort, vigilant, un satellite-exterminateur rempli d'explosif nucléaire. "Je ne le veux pas non plus, pensa Perets, mais il ne faut pas être aussi stupidement imbécile. Bien sûr, on peut lancer une campagne pour la prévention de l'hiver, faire le sorcier après s'être goinfré de fausse oronge, jouer du tambour de basque, crier des incantations, mais il vaut tout de même mieux avoir des pelisses et s'acheter des bottes fourrées... D'ailleurs, ce protecteur à cheveux blancs des jeunes poitrines timides raconte tout ce qu'il veut à sa tribune, puis il va prendre chez sa maîtresse la burette de la machine à coudre, va rejoindre en douée une grosse bête électronique et commence à lui graisser les pignons en surveillant anxieusement les cadrans et en poussant des petits rires respectueux quand il reçoit le courant. Seigneur, sauve-nous des stupides imbéciles à cheveux blancs. Et n'oublie pas. Seigneur, de nous sauver des imbéciles intelligents avec des masques de carton... - Je crois que tu fais des rêves, prononça une voix de basse quelque part au-dessus de sa tête. Je sais par expérience que les rêves laissent parfois un arrière-goût très désagréable. Parfois même, on est comme frappé de paralyse. Impossible de remuer, impossible de travailler. Puis ça passe. Tu devrais travailler un peu. Pourquoi pas? Et tous les arrière-goûts se transformera Lent en plaisir. - Ah! je ne peux pas travailler, objecta une voix fluette et capricieuse. Tout m'ennuie. C'est toujours la même chose : le fer, la matière plastique, le béton, les gens. J'en suis saturé. Pour moi, il n'y a jamais aucun plaisir là-dedans. Le monde est si beau et si divers, et je reste à la même place à mourir d'ennui. - Tu devrais te décider à changer de place, grinça au loin un vieillard acariâtre. - Facile à dire, changer de place! En ce moment je ne suis pas à ma place habituelle, et je m'ennuie quand même. Et ça a été difficile de partir! - Bon, dit la voix de basse sur un ton posé. Mais qu'est-ce que tu veux alors? C'est presque inconcevable. De quoi peux-tu avoir envie si tu n'as pas envie de travailler? - Ah! vous ne comprenez donc pas? Je veux vivre une vie pleine, je veux voir de nouveaux endroits, recevoir de nouvelles impressions, ici c'est toujours la même chose... - Revenez! rugit une voix d'étain. Balivernes! La même chose, c'est très bien. Hausse fixe! Compris? Répétez! - Ah! vous et vos commandements... C'étaient sans aucun doute les machines qui parlaient. Perets ne les voyait pas et n'avait aucun moyen de se les représenter, mais il imagina soudain qu'il était caché sous le comptoir d'un magasin de jouets et qu'il écoutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus gigantesques, et par là effrayants. Cette voix fluette et hystérique appartenait évidemment à Jeanne, la poupée de cinq mètres de haut. Elle portait une robe de tulle bariolée, et elle avait un visage joufflu, rose et immobile avec des yeux qui roulaient, des bras épais, absurde ment écartés et des pieds aux doigts collés ensemble. La basse, c'était l'ours gigantesque Vinni Puch. qui tenait à peine dans le container, débonnaire, ébouriffé, bourré de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres étaient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels. - Je pense qu'il faudrait quand même que tu travailles, grommela Vinni Puch. Considère qu'il y a ici des créatures qui ont eu moins de chance que toi. Par exemple, notre jardinier. Il voudrait bien travailler. Mais il reste ici à penser jour et nuit, parce que le plan d'action n'est pas encore déterminé. Et jamais personne ne l'a entendu se plaindre. Un travail monotone, c'est aussi un travail. Un plaisir monotone, c'est encore un plaisir. Ce n'est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite. - Ah! vous ne comprenez pas, dit la poupée Jeanne. Chez vous tantôt les rêves sont cause de tout, tantôt je ne sais pas. Mais j'ai des pressentiments. Je ne me trouve pas de place. Je sais qu'il va y avoir une terrible explosion, et à la moindre étincelle je vole en éclats et je me transforme en vapeur. Je le sais, je l'ai vu. - Revenez! tonna la voix d'étain. C'est assez! Que savez-vous sur les explosions? Vous pouvez courir vers l'horizon à n'importe quelle vitesse et sous n'importe quel angle. Et celui qui le veut peut vous atteindre de n'importe quelle distance, et ce sera une véritable explosion, pas une petite vapeur mondaine. Mais est-ce que celui qui le veut, c'est moi? Personne ne le dira, et même s'il le voulait, il n'y parviendrait pas. Je sais ce que je dis. Compris? Répétez. Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout ça. C'était une fois pour toutes un énorme tank mécanique. C'est avec la même assurance stupide qu'il escaladait avec ses chenilles en caoutchouc une bottine mise en travers de sa route. - Je ne sais pas à quoi vous pensez, dit la poupée Jeanne. Mais si je suis venue ici, vers vous, vers les seules créatures proches de moi, cela ne signifie pas, pour moi, que j'aie l'intention de courir vers l'horizon sous certains angles pour le plaisir de qui que ce soit. Et d'une manière générale, je vous prie de prendre en considération que ce n'est pas avec vous que je parle... Et pour ce qui est du travail, je ne suis pas malade, je suis un être normal, et des plaisirs me sont nécessaires, comme à vous tous. Mais ce n'est pas le véritable travail, une espèce de faux plaisir. J'attends toujours le mien, le véritable, mais le sien non, non et non. Et je ne sais pas pourquoi, mais quand je commence à penser, je n'arrive qu'à des absurdités. - Eh bien!... fit la voix de basse de Puch. Dans l'ensemble, oui... Evidemment... Seulement... Humm... - Tout cela est vrai! commenta une voix nouvelle, extrêmement jeune et sonore. La fillette a raison. Il n'y a pas de travail véritable... -- Travail véritable, travail véritable! grinça venimeusement le vieillard D'un seul coup il y a des mines de travail véritable. L'Eldorado! Les mines du roi Salomon! Ils viennent tous me voir avec leurs intérieurs malades, avec leurs sarcomes, leurs adorables fistules, leurs appétissants adénoïdes et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin! Soyons francs : ils gênent, ils empêchent de travailler. Je ne sais pas pourquoi - ils dégagent peut-être une odeur particulière, ou bien ils émettent un champ inconnu, toujours est-il que quand ils se trouvent à côté de moi je deviens schizophrène. Je me dédouble. Une moitié de moi-même a soif de volupté, essaye de saisir et de faire ce qui est nécessaire, doux, désiré, l'autre tombe dans la prostration et se pose sans cesse les mêmes éternelles questions : est-ce que ça en vaut la peine, et pourquoi, est-ce que c'est moral... Vous par exemple, c'est de vous que je parle, vous faites quoi, vous travaillez? - Moi? dit Vinni Puch. Naturellement... Mais comment... De votre part c'est tout de même étrange, je ne m'attendais pas... Je termine le travail sur un projet d'hélicoptère, et puis après... J'ai déjà dit que j'avais fait un tracteur merveilleux, c'était un tel plaisir... Je crois que vous n'avez aucune raison de douter de mon travail. - Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grinça le vieillard. Dites-moi seulement où est ce tracteur? - Allons... Je ne comprends même pas... Comment pourrais-je le savoir? Et qu'est-ce que j'en ai à faire? En ce moment, ce qui m'intéresse, c'est l'hélicoptère. - C'est justement de cela qu'il s'agit! dit l'astrologue. Vous n'en avez rien à faire. Vous êtes content de tout. Personne ne vous ennuie. On vous aide même! Vous avez mis au monde un tracteur en nageant dans le bonheur, et les gens vous l'ont aussitôt enlevé, pour que vous ne vous perdiez pas en vétilles mais que vous puissiez jouir sur un grand pied. Et maintenant demandezlui si les hommes l'aident ou non. - Moi? rugit le Tank. Merde! Revenez! Quand quelqu'un va au polygone et décide de se dérouiller un peu, de faire durer le plaisir, de jouer un peu, de prendre la cible dans une fourchette d'encadrement azimutale, ou, disons verticale, c'est un tollé général, des cris et des clameurs écoeurantes et n'importe qui sombre dans le désarroi. Mais ai-je dit que ce n'importe qui c'était moi? Non, vous n'attendez pas cela de moi. Compris? Répétez! - Et moi, et moi aussi! se mit à jacasser la poupée Jeanne. Combien de fois me suis-je demandé pourquoi ils existent! Car tout dans le monde a un sens, n'est-ce pas? Et eux, je crois qu'ils n'en ont pas. Il est évident qu'ils n'existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les analyser, de prendre un échantillon de la partie inférieure, de la partie supérieure et du milieu, à chaque fois on se heurte à un mur ou on passe à côté, ou alors on s'endort... - Ils existent indubitablement, stupide hystérique que vous êtes! grinça l'Astrologue. Ils ont une partie supérieure, une inférieure et une intermédiaire, et toutes ces parties sont remplies de maladies. Je ne connais rien de plus ravissant, aucune autre créature ne porte en elle autant d'objets de délectation que les hommes. Qu'entendez-vous par sens de leur existence? - Mais arrêtez de tout compliquer! dit la voix jeune et sonore. Ils sont simplement beaux. C'est un véritable plaisir de les regarder. Pas toujours, bien sûr, mais imaginez un jardin. Il pourra être aussi beau que vous voudrez, mais sans les hommes il ne sera pas complet, il ne sera pas achevé. Il doit y avoir au moins une espèce d'homme pour animer le jardin. Ce peut être les petits hommes aux extrémités nues, qui ne marchent jamais mais courent toujours et jettent des pierres... ou les hommes moyens, qui arrachent les fleurs... peu importe. Même les hommes au poil ébouriffé qui courent sur leurs quatre extrémités. Un jardin sans eux, ce n'est pas un jardin. - On ne peut qu'être affligé en entendant de pareilles inepties, déclara le Tank. Stupide! Les jardins nuisent à la visibilité, et pour ce qui est des hommes, ils gênent perpétuellement tout un chacun, et il est tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu'il en soit, il suffit à n'importe qui de tirer une bonne salve sur une construction où, pour une raison ou pour une autre, se trouvent des hommes pour que disparaisse tout désir de travailler, pour qu'on se sente somnolent et que celui qui a fait ça, qui qu'il soit, s'endorme. Naturellement, je ne dis pas cela pour moi, mais si quelqu'un disait cela de moi, auriez-vous des objections à présenter? - On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit Vinni Puch. Quel que soit le point de départ de la conversation, vous en venez toujours aux hommes. - Et pourquoi pas, au fait? attaqua immédiatement l'Astrologue. Qu'est-ce que ça peut vous faire? Vous êtes un opportuniste! Et si nous voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission. - Je vous en prie, je vous en prie, dit tristement Vinni Puch. Avant, nous parlions principalement des créatures vivantes, du plaisir, des projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent à occuper une place de plus en plus grande dans nos conversations, c'est-à-dire dans nos pensées. Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de position - il se coucha sur le côté et ramena un genou vers son ventre. Vinni Puch a tort. Qu'ils parlent des hommes, qu'ils parlent le plus possible des hommes. Manifestement, ils connaissent très mal les hommes ; et c'est pour cela que ce qu'ils disent est intéressant. La vérité sort de la bouche des enfants. Quand les hommes parlent d'eux-mêmes, c'est soit pour fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C'est devenu lassant... - Vous êtes tous assez bêtes dans vos jugements, dit l'Astrologue. Prenez par exemple le Jardinier. J'espère, vous comprenez que je suis assez objectif pour aller au-devant des plaisirs de mes camarades. Vous aimez planter des jardins et tracer des parcs. J'admets parfaitement. Mais dites-moi de grâce ce que font là les hommes? A quoi servent les hommes qui lèvent la patte près des arbres, ou ceux qui font cela d'une autre façon? Je sens chez vous une sorte de nature malade. C'est comme si en opérant des glandes, j'exigeais pour la plénitude de mon plaisir que l'opéré soit enveloppé dans des chiffons de couleur... - C'est simplement que vous êtes plutôt sec de nature, remarqua le Jardinier, mais l'Astrologue ne l'écoutait pas. - Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perpétuellement vos bombes et vos fusées, vous calculez des corrections-but et vous faites la fête avec vos systèmes de visée. Est-ce que cela ne vous est pas égal qu'il y ait ou non des hommes dans les constructions? Il semblerait qu'au contraire vous pourriez penser à vos camarades, à moi par exemple. Suturer des plaies! prononçat-il rêveusement. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c'est, suturer une belle blessure au ventre bien déchiquetée... - Les hommes, encore les hommes, fit Vinni Puch sur un ton affligé. Cela fait la septième soirée que nous ne parlons que des hommes. C'est étrange à dire, mais apparemment il s'est créé entre les hommes et vous un certain lien, encore indéterminé mais assez solide. La nature de ce lien est pour moi tout à fait obscure, si je fais exception pour vous. Docteur, puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D'une manière générale, tout ceci me paraît ridicule et je crois que le temps est venu de... - Revenez! rugit le Tank. Le temps n'est pas encore venu. - Qu-quoi? demanda Vinni Puch, interloqué. - Le temps n'est pas encore venu, je dis, répéta le Tank. Certains sont évidemment incapables de savoir si le temps est venu ou non, d'autres - je ne les nommerai pas - ne savent même pas que ce temps doit venir, mais tout le monde sait très bien qu'il y aura inévitablement un jour où il sera non seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent à l'intérieur des constructions mais encore nécessaire! Et celui qui ne tire pas est un ennemi! Un criminel! Le détruire! Compris? Répétez! - Je devine ce que cela peut être, laissa tomber l'Astrologue sur un ton d'une douceur inattendue. Des plaies par déchirure... Gangrène gazeuse... Brûlures radioactives du troisième degré... - Toujours les mêmes phantasmes, soupira la poupée Jeanne. Quel ennui! Quelle tristesse! - Puisque vous ne pouvez pas vous arrêter de parler des hommes, dit Vinni Puch, essayons si vous voulez d'élucider la nature de ce lien. Essayons de raisonner logiquement... - De deux choses l'une, dit une nouvelle voix, mesurée et ennuyeuse. Si le lien en question existe, la suprématie est exercée soit par eux, soit par nous. - Absurde, dit l'Astrologue. Pourquoi "ou"? Evidemment c'est nous. - Qu'est-ce que c'est que la "suprématie"? demanda la poupée Jeanne d'une voix malheureuse. - La suprématie signifie dans le contexte en question "le fait d'occuper la position dominante", expliqua la voix ennuyeuse. Quant à ce qui est de la formulation du problème elle-même, on ne peut la déclarer absurde, mais uniquement correcte, si l'on décide de, raisonner logiquement. Il y eut un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch n'y tint plus et demanda : "Alors?" - Je n'ai pas encore éclairci le fait de savoir si vous avez décidé de raisonner logiquement? dit la voix ennuyeuse. - Oui, oui, c'est décidé, assurèrent en choeur les machines. - Dans ce cas, en primant pour axiome l'existence de ce lien, soit ils sont pour vous, soit vous êtes pour eux. S'ils sont pour vous et qu'ils vous empêchent d'agir conformément aux lois de votre nature, ils doivent être écartés, comme on écarte n'importe quel obstacle. Si vous êtes pour eux, mais que cet état de choses ne vous satisfait pas, ils doivent également être écartés, comme on écarte toutes les causes d'un état de choses insatisfaisant. C'est tout ce que je peux dire en substance de notre conversation. Après cela, plus personne ne prononça un mot, il y eut dans les containers un certain remue-ménage, des grincements, des claquements comme si les énormes jouets se préparaient à aller se coucher, épuisés par la conversation, et l'on sentait encore suspendu dans l'air un sentiment de gêne général, comme dans une assemblée de personnes qui ont largement cancané sans épargner, pour le seul plaisir de faire un bon mot, ni père ni mère et qui sentent soudain qu'elles sont allées trop loin. - Il y a l'humidité qui se lève, grinça à mivoix l'Astrologue. - Je l'avais déjà remarqué, chuchota la poupée Jeanne. C'est si agréable : de nouveaux chiffres... - Qu'est-ce qu'elle a encore cette alimentation, grommela Vinni Puch. Jardinier, vous n'auriez pas en réserve une batterie de vingt-deux volts? - Je n'ai rien, répondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme le bruit d'une feuille de contre-plaqué arrachée, un sifflement mécanique, et Perets vit soudain par l'étroite fente au-dessus de lui quelque chose de brillant qui se mouvait, il lui sembla que quelqu'un le regardait dans l'ombre entre les caisses. Une sueur froide l'inonda, il se leva, sortit sur la pointe des pieds dans la lumière lunaire et, se lançant à découvert, courut vers la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait à tout moment que des dizaines d'yeux ineptes le suivaient et le voyaient si petit, si pitoyable, si désarmé dans la plaine ouverte à tous les vents et riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur lui avait fait oublier et qu'il n'osait plus maintenant aller chercher. Il dépassa un petit pont jeté par-dessus un ravin asséché et voyait déjà les lumières des premières maisons de l'Administration quand il sentit qu'il s'essoufflait, que ses pieds nus lui causaient une douleur insupportable. Il voulut s'arrêter, mais il perçut, à travers le bruit de sa propre respiration, le martèlement d'une multitude de pieds derrière lui et, perdant à nouveau la tête, il rassembla ses dernières forces et se remit à courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps, crachant une bave collante et visqueuse. La lune filait en même temps que lui et il pensa : "Ça y est, c'est la fin." Le martèlement le rejoignit et une forme blanche, immense, chaude, comme un cheval emballé, apparut à ses côtés, masquant la lune, puis se détacha en avant et commença à s'éloigner lentement en allongeant sur un rythme furieux de longues jambes nues, et Perets s'aperçut que c'était un homme qui portait un maillot de footballeur frappé du numéro "14" et une culotte de sport blanche avec une bande sombre, et il fut encore plus effrayé. Le martèlement multiple derrière son dos ne cessait pas, on entendait des gémissements et des cris douloureux. "Ils courent, pensa-t-il hystériquement. Ils courent tous! C'est commencé! Et ils courent! Mais c'est trop tard, trop tard, trop tard..." II voyait confusément sur les côtés les cottages de la rue principale, des visages angoissés, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les longues jambes du numéro 14, parce qu'il ne savait pas où il fallait courir et où était le salut : "Les armes se déchaînent déjà quelque part et je ne sais pas où, et je me retrouve encore une fois de côté, mais je ne veux pas. je ne peux pas être de côté maintenant, parce qu'ils sont là-bas, dans les caisses, ils ont peut-être raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi mes ennemis..." II vola dans la foule, qui s'écarta devant lui, il vit passer devant ses yeux un petit drapeau à damiers, des clameurs enthousiastes retentirent et quelqu'un de connaissance courut quelques instants à ses côtés, répétant comme une condamnation : "Ne vous arrêtez pas, ne vous arrêtez pas..." II s'arrêta alors et aussitôt on l'entoura, on jeta sur ses épaules une robe de chambre de satin. Une voix radiophonique démesurément enflée annonça : "Deuxième, Perets, du groupe de la Protection scientifique dans le temps de sept minutes douze secondes trois dixièmes... Attention, voici le troisième qui arrive!" La personne de connaissance, qui était le Proconsul, disait : "Vous êtes formidable, Perets, je ne m'y attendais pas du tout Quand on vous a annoncé au départ, je riais, mais maintenant je vois qu'il faut absolument vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d'assaut. Je vous ferai entrer par les ateliers d'ajustage... Ne discutez pas, je m'entendrai avec Kim." Perets regarda autour de lui. Il y avait beaucoup de personnes connues et d'inconnus en masques de carton. A peu de distance de là, on faisait sauter en l'air l'homme aux longues jambes qui était arrivé premier. Il s'envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une grande coupe métallique. Une banderole qui portait l'inscription "Arrivée" était tendue en travers de la rue et sous la banderole, les yeux rivés au chronomètre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vêtu d'un strict manteau noir dont l'une des manches s'ornait d'un brassard où l'on lisait : "Juge principal". "... Et si vous aviez couru en tenue de sport, grommelait le Proconsul, on aurait pu vous compter officiellement ce temps." Perets le repoussa du coude et s'enfonça dans la foule, les jambes flageolantes. - ... Plutôt que de rester chez soi à suer de peur, disait quelqu'un dans la foule, il vaut mieux faire du sport. - Je disais la même chose à Domarochinier tout à l'heure. Mais ce n'est pas une histoire de peur, vous faites erreur. Il fallait mettre de l'ordre dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme ça, autant que ce soit pour quelque chose... - Et qui a eu cette idée? Domarochinier! Il ne perd pas le nord. Il sait y faire! - Ça ne sert à rien pourtant de les faire courir en caleçon. Faire son devoir en caleçon - c'est une chose, c'est honorable. Mais faire des compétitions en caleçon, c'est pour moi une erreur organisationnelle typique. Je vais écrire à ce sujet à... Perets se dégagea de la foule et remonta en chancelant la rue encombrée. Il avait des nausées, la poitrine lui faisait mal et il imaginait les autres, dans leurs caisses, étirant leurs cous de métal pour regarder la foule de gens en caleçons avec leurs yeux bandés et s'efforçant vainement de comprendre quel est le lien qui les unit à cette foule et ne pouvant pas le comprendre, alors que ce qui leur sert de sources de patience est sur le point de se tarir... Il n'y avait pas de lumière dans le cottage de Kim ; à l'intérieur, un nourrisson pleurait. On avait cloué des planches sur la porte de l'hôtel et derrière les fenêtres sombres quelqu'un marchait avec une lanterne sourde. Perets aperçut aux fenêtres du premier étage des visages blêmes précautionneusement tournés vers l'extérieur. Les portes de la bibliothèque s'ouvraient sur un canon au tube d'une longueur démesurée terminé par un large frein de bouche tandis que de l'autre côté de la rue un hangar finissait de brûler, et l'on voyait, éclairés par les flammes pourpres du foyer, des gens en masques de carton qui promenaient des détecteurs de mines sur les lieux de l'incendie. Perets se dirigea vers le parc. Mais dans une ruelle sombre une femme s'approcha de lui, le prit par la main et l'entraîna. Perets ne résista pas, tout lui était égal. Elle était toute vêtue de noir, sa main était tiède et douce et son visage blanc luisait faiblement dans l'obscurité. "Alevtina, pensa Perets. Elle a attendu son heure, pensa-t-il avec une impudence non dissimulée. Et alors? Elle attendait. Je ne comprends pas pourquoi, je ne comprends pas en échange de quoi je me suis rendu à elle, mais c'est moi qu'elle attendait..." Ils entrèrent dans la maison, Alevtina alluma la lumière et dit : - Il y a longtemps que je t'attendais ici. - Je sais, dit-il. - Et pourquoi passais-tu sans t'arrêter? "Oui, pourquoi au fait? pensa-t-il. Sans doute parce que ça m'était égal." - Ça m'était égal, dit-il. - Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m'occuper de tout. Il s'assit sur le bord d'une chaise, les mains à plat sur ses genoux et la regarda enlever son châle noir et le pendre à un clou - blanche, pleine, tiède. Elle s'enfonça dans la maison ; un chauffebains à gaz se mit à ronfler et il y eut un bruit d'eau qui coule. Ses pieds lui faisaient très mal, il leva la jambe et examina la plante de ses pieds nus. Les coussinets étaient couverts d'un mélange de sang et de poussière qui en séchant avait formé des croûtes noirâtres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans l'eau brûlante : ce serait d'abord douloureux, puis la douleur disparaîtrait pour faire place à l'apaisement. "Je dormirai aujourd'hui dans la baignoire, pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l'eau chaude si elle veut." - Viens ici, appela Alevina. Il se leva péniblement, avec l'impression que tous ses os craquaient douloureusement, boitilla sur le tapis rouge jusqu'à la porte du couloir, puis sur le tapis noir et blanc du couloir jusqu'au renfoncement où s'ouvrait la porte de la salle de bains avec ses faïences étincelantes, le ronflement affairé de la flamme bleu du chauffe-bains à gaz et Alevina qui, penchée au-dessus de la baignoire, répandait dans l'eau une poudre fine. Pendant qu'il se déshabillait, arrachant son linge raidi par la boue, elle agita l'eau et un manteau de mousse monta à la surface, déborda de la baignoire, et il se plongea dans la mousse neigeuse, fermant les yeux de plaisir et de douleur, tandis qu'Alevtina assise sur le rebord de la baignoire le regardait, un sourire caressant au coin des lèvres, si bonne, si accueillante - et il n'avait pas été une seule fois question de papiers... Elle lui lavait la tête et lui, crachotant et s'ébrouant, se disait que ses mains étaient aussi fortes et habiles que celles de sa mère - et elle devait évidemment savoir faire aussi bien la cuisine... Puis elle lui demanda : "Je te frotte le dos?" Il se tapota l'oreille de la main pour chasser l'eau et le savon et dit : "Bien sûr, naturellement!" Elle lui passa sur le dos un gant de filasse rêche et ouvrit le robinet de la douche. - Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme ça. Je vais vider l'eau, en mettre de la propre et je resterai allongé, avec toi assise à côté. S'il te plaît. Elle arrêta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret. - On est bien! dit-il. Tu sais, jamais encore je n'avais été aussi bien. - Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais. - Comment pouvais-je savoir? - Et pourquoi est-ce que tu veux toujours tout savoir d'avance? Tu aurais pu seulement essayer. Qu'est-ce que tu y aurais perdu? Tu es marié? - Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non. - C'est bien ce que je pensais. Evidemment, tu l'aimais beaucoup? Comment était-elle? - Comment était-elle... Elle n'avait peur de rien. Elle était bonne. Nous rêvions souvent de la forêt. - De quelle forêt? - Comment, de quelle forêt? Il n'y a qu'une forêt. - La nôtre, tu veux dire? - Elle n'est pas à vous. Elle existe pour ellemême. D'ailleurs en réalité elle est peut-être à nous. Mais c'est difficile de se le représenter. - Je n'ai jamais été dans la forêt, dit Alevtina. On dit que c'est effrayant. - Ce qu'on ne comprend pas est toujours effrayant. Il faudrait commencer par apprendre à ne pas avoir peur de ce qu'on ne comprend pas. Alors tout serait simple. - Moi je crois simplement qu'il ne faut pas se raconter d'histoires. Si on se racontait un peu moins d'histoires, il n'y aurait rien d'incompréhensible. Et toi, Pertchik, tu n'arrêtes pas de te raconter des histoires. - Et la forêt? - Quoi, la forêt? Je n'y suis pas allée, mais si j'y allais je ne crois pas que je serais particulièrement perdue. Là où il y a la forêt, il y a des sentiers, là où il y a des sentiers, il y a des gens et on peut toujours s'entendre avec les gens. - Et s'il n'y a personne? - S'il n'y a personne, il n'y a rien à y faire. Il faut s'en tenir aux gens. Avec des gens, rien n'est jamais perdu. - Non, dit Perets. Ce n'est pas si simple. Avec les gens, moi je suis perdu. Je ne comprends rien avec les gens. - Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu ne comprends pas, par exemple? - Je ne comprends rien. C'est pour ça, entre autres, que j'ai commencé à rêver à la forêt. Mais maintenant je vois que ce n'est pas plus facile dans la forêt. Elle secoua la tête. - Quel enfant tu es encore, dit-elle. Tu ne veux absolument pas comprendre qu'il n'y a rien d'autre sur terre que l'amour, la nourriture et l'orgueil. Evidemment tout est embrouillé comme une pelote, mais quel que soit le fil que tu tires, tu arrives toujours ou à l'amour, ou au pouvoir, ou à la nourriture... - Non, dit Perets. Je ne le veux pas. - Mon pauvre chéri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si tu veux ou si tu ne veux pas... A moins que je ne te le demande : Qu'es-tu, Pertchik, à t'agiter ainsi, que te faut-il? - Je crois que maintenant il ne me faut plus rien, dit Perets. Seulement décamper d'ici et me faire archiviste... ou restaurateur. Voilà tous mes désirs. Elle secoua à nouveau la tête - Je ne crois pas. Tu es beaucoup trop compliqué. Il te faut trouver quelque chose de plus simple. Il ne répliqua pas et elle se leva. - Voilà une serviette. Je t'ai mis du linge là. Sors et on prendra du thé. Du thé et de la confiture de framboise, et tu iras dormir. Perets avait déjà vidé l'eau et, debout dans la baignoire, se séchait avec une grande serviette éponge quand il entendit un tintement de vitres et l'écho lointain d'un coup sourd. Il se souvint alors du dépôt de matériel, de Jeanne, la poupée stupide hystérique et cria : - Qu'est-ce que c'est? Où? - C'est la machine qui a explosé, répondit Alevtina. Ne crains rien. - Où? Où a-t-elle explosé? Au dépôt? Alevtina resta quelques instants silencieuse, apparemment elle regardait par la fenêtre. - Non, dit-elle enfin. Pourquoi au dépôt? Dans le parc... Il y a de la fumée... Et ils courent tous, ils courent... On ne voyait pas la forêt. A sa place, sous la falaise, des nuages s'étendaient en une couche dense jusqu'à l'horizon. On aurait dit un champ de glace enneigé : des banquises, des dunes de neige, des trouées et de crevasses cachant un abîme sans fond : celui qui sauterait du haut de la falaise ne serait pas arrêté par la terre, par le marécage tiède ou les branches tendues des arbres, mais par la glace dure, étincelante sous le soleil matinal, couverte d'une pellicule de neige sèche et poudreuse, et il resterait étendu sur la glace, plat, immobile et noir sous le soleil. On aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoyée, qui aurait été jetée par-dessus la cime des arbres. Perets chercha autour de lui, trouva un caillou, le fit sauter d'une paume à l'autre et se dit que le bord de l'à-pic était vraiment un coin de rêve : d'ici l'Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici des cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l'herbe vierge brûlée par le soleil, et même un oiseau qui se permettait de gazouiller, il fallait seulement éviter de regarder vers la droite, vers les luxueuses latrines à quatre fenêtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment au soleil leur peinture toute fraîche. Il est vrai qu'elles étaient assez loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer à imaginer que c'était un kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de même mieux valu qu'elles ne soient pas là. C'est peut-être à cause de ces latrines toutes neuves, édifiées au cours de la nuit agitée qui avait précédé, que la forêt se dissimulait derrière les nuages. Mais c'était peu probable. La forêt ne se serait pas emmitouflée jusqu'à l'horizon pour une telle bagatelle, les hommes ne pouvaient pas lui faire un tel effet. "En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai tout ce qu'on me dira de faire, je ferai des calculs sur la " mercedes " abîmée, je franchirai la zone d'assaut, je jouerai aux échecs avec le manager et j'essaierai même d'aimer le kéfir : ce ne doit pas être tellement difficile, puisque la plupart des gens ont réussi à le faire. Et le soir (et la nuit aussi) j'irai chez Alevtina, je mangerai de la confiture de framboise et je me reposerai dans la baignoire du Directeur. C'est même une idée, pensa-t-il : s'essuyer avec la serviette du Directeur, s'envelopper dans la robe de chambre du Directeur et se chauffer les pieds dans les chaussettes de soie du Directeur. Deux fois par mois j'irai à la station biologique toucher la paye et les primes, pas dans la forêt mais à la station, précisément, et même pas à la station mais à la caisse, pas pour un rendez-vous avec la forêt ni pour faire la guerre à la forêt, mais pour la paye et les primes. Et le matin, de bonne heure, je viendrai ici pour regarder de loin la forêt et pour lui jeter des cailloux." Derrière lui les buissons s'écartèrent bruyamment. Perets se retourna avec circonspection : ce n'était pas le Directeur, mais encore et toujours Domarochinier. Il tenait à la main une épaisse chemise et il s'arrêta à quelque distance, abaissant vers Perets un regard humide. Il savait manifestement quelque chose, quelque chose d'important et il avait apporté ici, au bord de l'à-pic, cette étrange et angoissante nouvelle que personne au monde d'autre que lui ne connaissait, et il était manifeste que tout ce qui avait cours auparavant n'avait maintenant plus de sens et que chacun devrait donner tout ce dont il était capable. - Bonjour, dit-il en s'inclinant et en tendant la chemise à Perets. Vous avez bien dormi? - Bonjour, dit Perets. Merci. - L'humidité est aujourd'hui de soixante-seize pour cent, dit Domarochinier. Température : dixsept degrés. Vent nul. Nébulosité : zéro. (Il s'avança sans bruit, les mains sur la couture du pantalon, inclina son corps vers Perets et annonça.) Le double-vé est ce matin égal à seize... - Quel double-vé? demanda Perets en se levant. - Le nombre de taches, dit très vite Domarochinier, le regard fuyant. Sur le soleil, sur le s-s-s... Il se tut, regardant fixement Perets en face. - Et pourquoi me dites-vous ça? demanda Perets d'un ton hostile. - Je vous demande pardon, dit hâtivement Domarochinier. Cela ne se reproduira plus. Donc il n'y a que l'humidité, la nébulosité, le vent... hmm... et... Vous ne voulez pas non plus que je vous fasse de rapport sur les opposants? - Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi? Domarochinier fit deux pas en arrière et inclina la tête. - Je vous demande pardon, dit-il. Il est possible que je vous aie ennuyé, mais il y a quelques papiers qui nécessitent... sans retard, pour ainsi dire... que vous personnellement... (Il tendit à Perets la chemise, comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport? - Vous savez... dit Perets sur un ton menaçant. - Oui-oui? dit Domarochinier. Sans lâcher la chemise, il se mit à fouiller fébrilement ses poches, comme s'il cherchait un calepin. Son visage était devenu bleu d'empressement. "L'imbécile, le fichu imbécile, pensa Perets en essayant de se dominer. Qu'est-ce qui lui prend?" - C'est stupide, dit-il aussi calmement qu'il le pouvait. Vous comprenez? C'est stupide et ça n'a rien d'amusant. - Oui-oui, dit Domarochinier. (Courbé, serrant la chemise entre son coude et sa hanche, il griffonnait désespérément des mots sur son bloc-notes.) Une seconde... Oui-oui? - Qu'est-ce que vous écrivez? demanda Perets. Domarochinier lui jeta an regard apeuré et lut : "Quinze juin... heure : sept quarante-cinq... lieu : au-dessus de l'à-pic..." - Ecoutez, Domarochinier, dit Perets avec colère. Qu'est-ce que vous voulez, une fois pour toutes? Qu'est-ce que vous avez à me coller au train tout le temps comme ça? Ça suffit, il y en a assez! (Domarochinier écrivait.) Votre plaisanterie est plutôt stupide, vous n'avez pas à m'espionner. Vous devriez avoir honte, à votre âge. Mais arrêtez d'écrire, crétin! C'est vraiment idiot! Vous feriez mieux de faire votre gymnastique; ou de vous laver, regardez un peu à quoi vous ressemblez! Peuh!... Les doigts tremblant de rage, 1 entreprit de boucler les lanières de ses sandales - C'est vrai, ce qu'on dit de vous, que vous êtes toujours fourré partout à noter toutes les conversations. Je croyais que ça faisait partie de vos plaisanteries stupides... Je ne voulais pas le croire, je ne supporte pas ce genre de choses en général, mais vous, vous dépassez vraiment la mesure... Il se releva et vit Domarochinier figé au garde à vous. Des larmes coulaient sur ses joues. - Mais qu'avez-vous aujourd'hui? demanda Perets, alarmé. - Je ne peux pas, bredouilla Domarochinier en sanglotant. - Vous ne pouvez pas quoi? - La gymnastique... Mon foie... un certificat... et me laver... - Seigneur Jésus, dit Perets. Si vous ne pouvez pas, ne le faites pas, je disais ça simplement... Mais qu'est-ce que vous avez enfin à me suivre? Comprenez-moi, je n'ai rien contre vous, mais c'est extrêmement désagréable... - Ça ne se reproduira pas! s'écria avec transport Domarochinier. Jamais plus. Les larmes sur ses joues s'étaient séchées en un instant. - Bon, ça suffit, dit Perets, fatigué, en s'enfonçant à travers les buissons. Domarochinier s'accrochait à ses pas. "Vieux paillasse, pensa Perets. Taré..." - Très urgent, bredouillait Domarochinier, le souffle court. Absolument indispensable... Votre attention personnelle... Perets se retourna. - Qu'est-ce que vous fourez, enfin? s'écria-t-il. Si c'est pour ma valise, rendez-la-moi, où l'avezvous trouvée? Domarochinier posa la valise par terre et commença à ouvrir la bouche, au bord de l'asphyxie, mais Perets ne le laissa pas parler et saisit la poignée de la valise. Alors Domarochinier, qui n'avait rien pu dire, se coucha à plat ventre sur la valise. - Rendez-moi ma valise! dit Perets, glacé de fureur. - Pour rien au monde, siffla Domarochinier en raclant le gravier de ses genoux. La chemise le gênait, il la prit entre ses dents et étreignit la valise entre ses deux bras. Perets tira de toutes ses forces et arracha la poignée. - Cessez ce scandale! dit-il. Immédiatement! Domarochinier secoua la tête et murmura quelque chose. Perets déboutonna son col et jeta un regard désemparé autour de lui. A l'ombre d'un chêne pas très loin de là se trouvaient, pour une raison indéterminée, deux ingénieurs en masques de carton. Interceptant ce regard, ils se redressèrent et claquèrent les talons. Alors Perets, jetant tout autour de lui des regards de bête traquée, enfila précipitamment l'allée qui menait vers la sortie du parc. Il croyait avoir déjà tout vu, mais cette fois... Ils ont dû se donner le mot, pensait-il fiévreusement... Il faut courir, courir. Mais courir où? Il sortit du parc et allait prendre la direction de la cantine quand il trouva à nouveau sur son chemin Domarochinier, un Domarochinier sale et effrayant. Il était là, la valise sur l'épaule, son visage bleu inondé de larmes, à moins que ce ne fût d'eau ou de sueur. Ses yeux, voilés par une pellicule blanche, erraient, et il serrait contre sa poitrine la chemise où ses dents avaient laissé leur empreinte. - Pas ici, je vous en supplie, râla-t-il. Dans le bureau... C'est insupportablement urgent... Et par ailleurs les intérêts de la subordination... Perets fit un écart pour l'éviter et remonta en courant la rue principale. Les gens sur les trottoirs restaient figés, inclinaient la tête en roulant des yeux écarquillés. Un camion qui venait d'en face, se dirigeant vers lui, freina avec un hurlement sauvage, percuta un kiosque à journaux, des gens avec des pelles jaillirent de la caisse et commencèrent à se mettre en rangs par deux. Un garde passa au pas de parade en présentant les armes... Perets tenta par deux fois de prendre une rue transversale, et trouva à chaque fois Domarochinier sur son chemin. Domarochinier ne pouvait plus parler, il ne faisait que pousser des grognements et des meuglements inarticulés en roulant des yeux suppliants. Perets courut alors vers l'immeuble de l'Administration. "Kim, pensait-il fiévreusement. Kim ne per mettra pas... A moins que lui aussi?... Je m'enfermerai dans les toilettes... Qu'ils essaient... Je frapperai à coups de pied... maintenant ça m'est égal..." II fit irruption dans le hall d'entrée et au même moment un orchestre au grand complet entama avec des éclats de cuivres une marche triomphale. Il vit des visages tendus, des yeux écarquillés, des torses bombés. Domarochinier le rejoignit et se lança à sa poursuite dans l'escalier d'honneur, sur les tapis framboise que personne ne se permettait jamais de fouler, à travers des salles inconnues à deux rangées de fenêtres, devant des gardes en uniforme de parade avec décorations pendantes, sur un parquet ciré et glissant, le poursuivit dans l'escalier, vers le troisième étage, dans une galerie de portraits, et à nouveau dans l'escalier, vers le quatrième étage, devant une haie de jeunes filles fardées et figées comme des mannequins et, enfin l'accula dans une sorte de somptueuse impasse éclairée par des lampes lumière du jour. Au bout, se trouvait une gigantesque porte revêtue de cuir qui portait la plaquette "Directeur". Il était impossible d'aller plus loin. Domarochinier le rattrapa, se faufila sous son coude, poussa un râle effrayant, un râle d'épileptique, et ouvrit devant lui la porte de cuir. Perets entra, enfonça ses pieds dans une monstrueuse peau de tigre, enfonça tout son être dans la pénombre sévère et autoritaire de portes endeuillées, dans l'arôme noble du tabac de prix, dans un silence ouaté, dans la sérénité grave et mesurée d'une existence étrangère. - Bonjour, lança-t-il dans le vide, Mais il n'y avait personne derrière l'immense bureau. Personne dans les vastes fauteuils. Et aucun regard ne rencontra le sien, si ce n'est celui du martyr Selivan sur un tableau géant qui occupait tout le mur de côté. Derrière lui, Domarochinier laissa lourdement tomber la valise. Perets tressaillit et se retourna. Debout, chancelant, Domarochinier lui présentait la chemise comme un plateau vide. Ses yeux étaient morts, vitreux. Il ne va pas tarder à mourir, pensa Perets. Mais Domarochinier ne mourut pas. - Extraordinairement urgent..., siffla-t-il, à bout de souffle. Sans le visa du Directeur, impossible... personnel... jamais je ne me serais permis... - Quel Directeur? demanda Perets. Un terrible soupçon commençait à se faire jour dans son esprit. - Vous..., exhala Domarochinier. Sans votre visa... impossible... Perets s'appuya sur la table et, se retenant à la surface polie, la contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut être le plus proche. Il se laissa tomber entre les bras de cuir frais et découvrit à sa gauche une batterie de téléphones multicolores, à sa droite des volumes reliés gravés à l'or, devant lui un encrier monumental représentant Tannhaûser et Vénus et au-dessus de lui les yeux blancs et implorants de Domarochinier et la chemise tendue. Il étreignit les accoudoirs et pensa : "Ah! c'est comme ça? Bande de fripouilles, de salauds, d'esclaves... c'est comme ça, hein? Racaille, larbins, faces de carton... très bien, puisque c'est comme ça..." - Cessez d'agiter cette chemise au-dessus de la table, dit-il sévèrement. Donnez-la ici. Le bureau s'anima, des ombres passèrent, un petit tourbillon se forma et Domarochinier se trouva à ses côtés, un peu en retrait derrière son épaule gauche. La chemise posée sur la table parut s'ouvrir toute seule, découvrant des feuilles de beau papier sur lesquelles il lut, imprimé en capitales, le mot : "PROJET". - Je vous remercie, dit-il sévèrement. Vous pouvez aller. Il y eut à nouveau un tourbillon, une légère odeur de sueur s'éleva et disparut, et Domarochinier se trouva à la porte, en train de sortir à reculons, le corps incliné en avant pour saluer, les mains sur la couture du pantalon - effrayant, pitoyable et prêt à tout. - Un instant, dit Perets. Domarochinier se figea. - Vous pouvez tuer un homme? Domarochinier n'hésita pas. Il prit un calepin et prononça : - Je vous écoute! - Et vous suicider? demanda Perets. - Quoi? demanda Domarochinier. - Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard. Domarochinier disparut. Perets s'éclaircit la gorge et se passa les mains sur le visage. - Supposons, dit-il à voix haute. Et ensuite? Il vit sur la table un agenda, tourna la page et lut ce qui était noté pour la journée en cours. L'écriture de l'ancien Directeur le déçut. Le Directeur écrivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur de calligraphie. "Chefs de groupe 9.30. Revue de pieds 10.30. Voir poudre. Essayer kéfir-zéfir. Machinisation. Bobine : qui l'a volée? Quatre bulldozers!!!" "Au diable les bulldozers, pensa Perets, c'est terminé : plus de bulldozers, plus d'excavateurs, plus de machines à scier de l'Eradication... Ce serait pas mal de castrer Touzik au passage, mais c'est pas possible. Dommage... Et il y a aussi ce dépôt de machines. Je le ferai sauter, décida-t-il. Il imagina l'Administration, vue d'en haut, et comprit qu'il y avait beaucoup de choses à faire sauter. Beaucoup trop... N'importe quel imbécile peut faire sauter des choses", se dit-il. Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de papier, des crayons usés, deux odontomètres de philatéliste et par-dessus le tout une patte d'épaule de général dorée. Une seule. Il chercha la seconde, en retournant les feuilles de papier, se piqua le doigt à une punaise et trouva le trousseau de clefs du coffre-fort. Le coffre se trouvait dans un coin éloigné, c'était un coffre très étrange, déguisé en desserte. Perets se leva et traversa le bureau pour gagner le coffre, remarquant au passage de nombreuses bizarreries qu'il n'avait pas remarquées au premier abord. Sous une fenêtre se trouvait une crosse de hockey, flanquée d'une béquille et d'une jambe artificielle chaussée d'un bottillon et munie d'un patin à glace rouillé. Tout au fond du bureau s'ouvrait une autre porte barrée par une corde sur laquelle étaient pendus des slips noirs et quelques chaussettes, dont certaines étaient trouées. Sur la porte elle-même, une plaquette de métal noirci qui portait l'inscription gravée "BETAIL". Sur l'appui de la fenêtre, à demi caché par un rideau, un petit aquarium rempli d'une eau claire et transparente abritait des algues multicolores au milieu desquelles un axolotl gras et noir remuait rythmiquement ses ouïes branchues. Et derrière le tableau qui représentait l'exploit de Selivan émergeait un somptueux bâton de chef d'orchestre, avec des queues de cheval... Perets s'affaira auprès du coffre, mit un certain temps à trouver les bonnes clefs et parvint finalement à ouvrir la lourde porte blindée. La contre-porte était tapissée de photos légères découpées dans des revues pour hommes, mais le coffre était presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont le verre gauche était cassé, une casquette chiffonnée ornée d'une cocarde étrange, et la photographie d'une famille inconnue (le père - arborant un rictus qui découvrait toutes ses dents, la mère - la bouche en cul de poule, et deux enfants en uniforme de Cadets). Il y avait aussi un parabellum bien astiqué, soigneusement entretenu, avec une seule balle dans le canon, une autre patte d'épaule de général et une croix de fer avec des feuilles de chêne. Le coffre contenait encore une pile de chemises, toutes vides, à l'exception de la dernière, tout en bas de la pile, où se trouvait le brouillon d'une note de service qui envisageait les sanctions à prendre contre le chauffeur Touzik pour nonfréquentation systématique du musée historique de l'Administration. "Bien fait pour lui, la crapule, marmonna Perets. Il ne va même pas au musée... Il va falloir donner suite à cette affaire..." "Touzik, toujours Touzik, qu'est-ce que c'est que cette histoire? Il n'est tout de même pas le nombril du monde, non? Enfin, en un sens... Kéfiromane, coureur répugnant, glandouilleur systématique... d'ailleurs tous les chauffeurs sont des glandouilleurs... non, il faut que ça cesse : le kéfir, la partie d'échecs pendant les heures de travail. Et Kim, qu'est-ce qu'il peut bien calculer sur la " mercedes " qui déraille? - A moins que ce ne soit justement ce qu'il faut, des espèces de processus stochastiques... Ecoute, Perets, tu ne sais vraiment pas grand-chose. Tout le monde travaille. Il n'y a presque pas de tire-au-flanc. Ils travaillent la nuit, ils sont tous occupés, personne n'a de temps. Les notes de service sont observées, je le sais, j'en ai fait l'expérience. Apparemment, tout va bien : les gardiens gardent, les conducteurs conduisent, les ingénieurs construisent, les chercheurs écrivent des articles, les caissiers distribuent de l'argent... Ecoute, Perets, pensa-t-il, peut-être qu'après tout ce manège n'existe que pour que tout le monde travaille? Un bon mécanicien répare une voiture en deux heures. Et après? Les vingt-deux heures restantes? Et si en plus les voitures sont conduites par des travailleurs expérimentés qui ne les abîment pas? La solution s'impose d'elle-même : mettre le bon mécanicien aux cuisines, et les cuisiniers à la mécanique. Il ne s'agit pas seulement de remplir vingt-deux heures - vingt-deux ans. Non, il y a une certaine logique là-dedans. Tout le monde travaille, tout le monde fait son devoir d'homme... pas comme de vulgaires singes... Et ils acquièrent des spécialités nouvelles... Finalement il n'y a aucune logique là-dedans, c'est le gâchis complet, pas de la logique... Seigneur, je suis là à rester planté comme un piquet et ils salissent la forêt, ils la détruisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque chose au plus vite, maintenant je réponds de chaque hectare, de chaque chiot, de chaque ondine, maintenant je réponds de tout..." II commença à s'agiter, referma tant bien que mal le coffre, se précipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit du tiroir une feuille de papier vierge. "II y a ici des milliers de personnes, pensa-t-il. Des traditions établies, des modes de relations fixés, ils vont rire de moi... Il se souvint de Domarochinier, suant et pitoyable, et de lui-même dans l'antichambre du Directeur. Non, ils ne riront pas. Ils vont pleurer, ils iront se plaindre à ce... à ce M. Ah... Ils vont s'égorger les uns les autres... Mais pas rire. C'est ça le plus terrible, pensa-t-il. Ils ne savent pas rire, ils ne savent pas ce que c'est et à quoi ça sert. Des hommes, pensa-t-il. De tout petits hommes, des homuncules. Il faut la démocratie, la liberté d'opinion, la liberté de protestation et d'invective. Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez! Protestez et riez... Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse et avec passion, puisque c'est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualité du kéfir, contre la mauvaise nourriture à la cantine, ils invectiveront avec une passion particulière le balayeur pour les rues qui n'ont pas été balayées depuis un an, ils injurieront le chauffeur Touzik pour son refus systématique de fréquenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux latrines sur l'à-pic... Non, je commence à m'embrouiller, pensa-t-il. Il faut procéder par ordre. Qu'est-ce que j'ai actuellement?" II se mit à couvrir une feuille d'une écriture rapide et illisible : "" Groupe de l'Eradication de la forêt, groupe d'Etude de la forêt, groupe de la Protection armée de la forêt, groupe d'Aide à la population locale de la forêt... " Qu'est-ce qu'il y a encore? Ah! oui. " Groupe de la Pénétration du génie ds. for. " Et puis... '' Groupe de la Protection scientifique for. " Voilà, ça a l'air d'être tout. Bon. Et qu'est-ce qu'ils font? C'est bizarre, je ne me suis jamais demandé ce qu'ils faisaient. Il ne m'est même jamais venu à l'esprit de me demander ce que faisait l'Administration en général. Comment on pouvait concilier l'Eradication et la Protection de la forêt, et en plus aider la population locale... Bon, voilà ce que je vais faire, pensa-t-il. D'abord, plus d'Eradication. Eradiquer l'Eradication. La Pénétration du génie aussi, évidemment. Ou alors qu'ils travaillent en haut, de toute façon ils n'ont rien à faire en bas. Ils peuvent démonter leurs machines, construire une route correcte ou combler ce marais putride... Qu'est-ce qu'il reste alors? Il y a la Protection armée. Avec leurs chiens loups. Tout de même, dans l'ensemble... Il faut tout de même protéger la forêt. Seulement voilà... (Il évoqua les têtes des gardes qu'il connaissait et se mordilla les lèvres d'un air dubitatif.) M-oui... Bon, admettons. Et l'Administration, elle sert à quoi alors? Et moi! Dissoudre l'Administration, alors, non?" II se sentit tout d'un coup à la fois joyeux et angoissé. - Mais oui, c'est ça, pensa-t-il. Je peux! Je peux dissoudre tout. Qui est mon juge? Je suis le Directeur, je suis le chef. Une note de service - et terminé!" II entendit alors le bruit de pas lourds. Quelque part tout près. Les verres du lustre tintèrent, les chaussettes qui séchaient sur la corde se balancèrent. Il se leva et s'approcha sur la pointe des pieds de la petite porte qui se trouvait au fond de la pièce. Derrière, quelqu'un marchait d'un pas inégal, comme titubant, mais on n'entendait rien d'autre, et il n'y avait même pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l'oeil. Perets pesa doucement sur la poignée, mais la porte ne céda pas. Il approcha les lèvres de la fente et demanda à haute voix : "Qui est là?" Personne ne répondit, mais les pas ne cessèrent pas, comme s'il y avait eu un ivrogne dehors en train de zigzaguer. Perets manipula encore une fois la poignée, haussa les épaules et revint à sa place. "Dans l'ensemble, le pouvoir a ses avantages, pensa-t-il. Je ne vais évidemment pas dissoudre l'Administration, ce serait idiot, pourquoi dissoudre une organisation toute prête, bien huilée? Il faut simplement la remettre dans le droit chemin, l'appliquer à quelque chose de sérieux. Cesser d'envahir la forêt, renforcer au contraire son étude prudente, essayer de se mettre en rapport avec elle, d'apprendre à son contact... Ils ne comprennent même pas ce que c'est que la forêt. La forêt! Pour eux c'est du bois d'abattage... Leur apprendre à aimer la forêt, à la respecter, à vivre la vie qu'elle vit... Non, il y a beaucoup de travail. Du travail véritable, du travail sérieux. Et il se trouvera des gens - Kim, Stoïan, Rita.. Et pourquoi pas le manager?... Alevtina... Et finalement ce Ah, aussi, c'est un personnage, il est pas bête, mais il a rien de sérieux à faire... Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d'en voir! Bon, et maintenant, où en sont les affaires courantes? Il attira le dossier à lui. La première page était ainsi rédigée : PROJET DE DIRECTIVE POUR L'INSTAURATION DE L'ORDRE 1. Au cours de l'année écoulée, l'Administration de la forêt a substantiellement amélioré son travail et a atteint des indices élevés dans tous les domaines de son activité. Des centaines d'hectares de territoire forestier ont été conquis, étudiés, aménagés et placés sous la sauvegarde de la Protection scientifique et armée. La maîtrise des spécialistes et des travailleurs du rang croît de jour en jour. L'organisation s'améliore, les dépenses improductives diminuent. Les barrières bureaucratiques et autres obstacles extraproductifs sont levés les uns après les autres. 2. Cependant, à côté des réalisations effectuées, l'action néfaste de la deuxième loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres continue à s'exercer, abaissant quelque peu le niveau élevé des indices. Notre tâche la plus urgente réside maintenant dans la suppression des faits de hasard qui engendrent le chaos, troublent le rythme commun et provoquent une baisse des cadences. 3. Compte tenu de ce qui précède, il est proposé de considérer à l'avenir toute manifestation de faits de hasard comme contraire aux lois et contredisant l'idéal d'organisation, et l'implication dans des faits de hasard (probabilisme) comme un acte criminel on, si l'implication dans des faits de hasard (probabilisme) n'entraîne pas de conséquences graves, comme une très sérieuse violation de la discipline du travail et de la production. 4. La culpabilité des personnes impliquées dans des faits de hasard (activités probabilistiques) est définie et mesurée par les articles du Code criminel N 62, 64, 65 (à l'exclusion des par. S et 0), 113 et 192 par. K ou §§ du Code administratif 12, 15 et 97. NOTA : L'issue mortelle d'une implication dans un fait de hasard (probabilisme) n'a pas en tant que telle valeur de circonstance disculpante ou atténuante. La condamnation ou la sanction sera dans ce cas prononcée à titre posthume. 5. La présente directive prend effet à partir du... mois... jour... année. Elle n'a pas d'effet rétroactif. Signé : Le Directeur de l'Administration. (...) Perets passa sa langue sur ses lèvres sèches et tourna la page. Sur la suivante se trouvait une note de service concernant la mise en jugement de l'employé Kh. du groupe de la Protection scientifique. Item, conformément à la directive sur
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